Article paru dans les Cahiers de la SFSIC n°17, printemps 2012 ; dans le contexte de la globalisation des mouvements de protestation entre Occupy Wall Street et les Indignés d’Europe ou d’Israël, portant parfois le masque commun de Guy Fawkes, voici l’introduction de notre article rédigé pour ce dossier en septembre 2011, et qui pointait les dimensions de la visibilité, de la scénarité, du live et du changement d’echelle des révolutions arabes et des mouvements européens (cf aussi une présentation de mars 2012 sur le mouvement Occupy dans le monde ).
« Que cela soit au sujet des dernières révolutions dans le monde arabe de janvier-février 2011 ou des émeutes anglaises d’août 2011 mais aussi originellement à propos des manifestations post- électorales de juin 2009 en Iran, un nouveau slogan semble fleurir sur internet : voici venu le temps des mobilisations 2.0, des manifestations ou des émeutes organisées par SMS ou tchat BBM, des soulèvements impulsés par Facebook et des révolutions en live sur Twitter. Ce nouveau slogan se heurte cependant à l’analyse critique de certains sociologues et chercheurs qui cherchent à tempérer les excès de la pensée magique du déterminisme technologique. Une référence revient souvent sous la plume de ces derniers, Evgeny Morozov, chercheur invité à l’Université de Stanford et auteur de notamment The Net Delusion: The Dark Side of Internet Freedom[1]. L’argument d’Evegeny Mozorov est de fait largement recevable : internet n’est pas plus naturellement une technologie de libération qu’une technologie d’oppression. Les censures des réseaux télécoms en Grande-Bretagne avec le service de tchat par les mobiles Blackberry pendant les émeutes d’août 2011 ou leur coupure intégrale en Egypte le 27 janvier 2011 montrent qu’en effet, les technologies de communication sont aisément censurables et peuvent être aussi utilisées comme technologies de surveillance pour les dictateurs. Il est dommage que cette mise en avant de l’ambivalence d’internet et de la téléphonie mobile par Morozov, par ailleurs fin connaisseur de « la face cachée » d’internet et des pratiques de censures mais aussi d’attaques des sites par des hackers d’Etat, donne lieu à une rhétorique de l’ambivalence et à un scepticisme consensuel, qui peut empêcher d’approfondir la recherche à ce sujet. L’article de Malcom Gladwell[2] a contribué à transformer ce déni du rôle de ces technologies de communication en doxa et entre ceux qui vendent la révolution 2.0 et ceux qui clament que la révolution ne sera pas twittée, il ne devrait pas être nécessaire de choisir son camp. En revanche, il est urgent de contribuer à une approche compréhensive du rôle d’internet et du mobile dans ces mouvements par le biais de recherches situées. Pour ce faire, nous avons pratiqué une ethnographie digitale en temps réel des deux révolutions de Tunisie et d’Egypte en nous situant explicitement comme un observateur lointain pouvant lire/voir en direct une révolution en marche[3]. Et ce sont ces traits de la visibilité, de la scénarité et la temporalité et du changement d’échelle globale (scability) que configurent internet et le mobile que voudrait mettre en avant cet article synthétisant des données ethnographiques du web et interrogeant in fine l’horizon comospolitique contemporain ainsi modelé par les technologies de communication. »
Beaucoup de commentaires ont été écrits au sujet de la révolution tunisienne de janvier 2011 qui a conduit à la fuite de Ben Ali. Des readers sont déjà disponibles compilant les billets de ceux qui voient là une révolution Twitter, Facebook ou tout simplement humaine dans la révolution de Jasmin.
Une semblable rhétorique a repris de plus belle au sujet des manifestations du 25 janvier et des jours suivant en Egypte jusque black out du pays le 27 janvier 2011 mettant les réseaux de télécommunications mobiles et internet hors d’usage par censure gouvernementale. A partir de ce moment, il est devenu totalement vain d’invoquer une quelconque Twitter Révolution.
Dans un cas comme dans l’autre cependant, les technologies d’expression et de communication ont outillé les mobilisations à la fois sur place mais également dans des témoignages de solidarité internationale sans que l’on puisse décemment les substituer au courage physique des manifestants allant affronter la répression et sa violence sanglante dans les différentes villes des pays concernés. A noter que c’est du point de vue d’un observateur contemporain que ces quelques hypothèses sont rédigées dans cette expérience d’ubiquité située que rendent possible les technologies d’expression informatisées et mobiles
Flash Back sur la Révolution Tunisenne : mises en scène télévisuelles des vidéos mobiles ou la « télévision du peuple » dans les journaux télévisés français.
Sans revenir sur les nombreux textes écrits sur le rôle des sites de réseaux sociaux Facebook et Twitter notamment à travers l’espace contre-public agencé autour du hastgag #sidibouzid, je voudrais m’attarder sur la médiatisation des événements de Tunisie à la télévision publique française, une source d’information officielle.
Bien évidemment, l’image dite « amateur » a droit de citer depuis de nombreuses années dans l’information télévisuelle avec la consécration du scoop amateur comme le tabasage de Rodney King en 1991. On repère un usage traditionnel de ces images dans les premiers reportages de France 2 sur la révolution tunisienne des vidéos montrant les blessés et les morts, dont celui du 20h du 11 janvier dans la ville de Kasserine.
Selon le journaliste, ces images lui ont été confiés par les manifestants et elles sont montrées dans le reportage avec la mention « vidéo amateur ». De fait, les seules sources d’images quand les journalistes français arrivent sur place, sont celles des tunisiens eux-mêmes, comme l’explicite cette journaliste d’une autre chaîne parlant de » mini-vidéos filmées par des téléphones portables ».
Mais par la suite, ce est frappant, et ce que peu de commentateurs du web ont perçu, pressés qu’ils étaient de vendre leur expertise sur les réseaux sociaux, c’est la façon dont pour l’une des toutes premières fois, les caméramen ont utilisé ces vidéos mobiles comme source d’images en tant que telles, brutes, fiables, légitimes. Peu à peu, en effet, les reportages notamment ceux de Philippe Rochot, entremêlent les images filmées par des habitants par téléphone mobile, reconnaissables à leur caractère flou et bougé comme ici le 13 janvier 2011 pour le JT du soir .
Lors du résumé de la journée du 14 janvier 2011, la séquence de reportage sur place présentait des plans rapprochés (à partir de 3mn 57) sur des téléphones mobiles filmant le même manifestation du même point de vue que celui des journalistes.
Cette séquence est emblématique de l’égalité des positions en ces moments là entre journalistes et citoyens. Sur cette échelle de la place prise par les vidéos mobiles dans la médiatisation de la révolution tunisienne, on peut encore prendre le cas extrême où le caméraman filmait le téléphone lui-même diffusant la vidéo d’une manifestation ou d’un pillage d’une des propriétés de la famille Trabelsi. On voit bien en effet que cette révolution a été filmée depuis les téléphones mobiles par exemple à travers celles qui ont été collectées par le site de l’opposition tunisienne Naawat ou sur celles qui étaient envoyées sur Youtube. Une version de l’histoire de cette première vidéo d’hommage à Mohamed Bouazizi racontée par la chaîne Al Jazeera rapporte qu’elle a été mise sur un compte Facebook et qu’elle aurait commencé à circuler sur internet.
De par leur durée ou leur format d’encodage, on peut penser que c’est par le biais de MMS qu’elles ont aussi circulé même si cette hypothèse se doit plus empiriquement vérifiée. D’abord entre les individus, leurs proches pour être parfois postées sur le posterous de Nawaat ou sur le site de partage vidéos YouTube. Ce circuit de diffusion des images de proche en proche puis à une échelle plus globale n’a pas manqué d’être accompagné de conversations et de susciter des commentaires, comme une enquête en cours doit nous permettre de le confirmer.
On peut s’appuyer ici sur des études qui, en leur temps et sur d’autres sujets, comme celles de Marc Relieu et Julien Morel dans le °21 « Culture Numérique, Cultures expressives » de la revue Médiamorphoses ou de Joëlle Menrath et Anne Jarrigon les Usages du mobile en France ont mises en évidence comme le rôle « d’amorces conversationnelles » des photos et vidéos mobiles ainsi que « l’effet visionneuse » impliqué dans les fonctionnalités du mobile. Ces interactions interpersonnelles autour d’images à partager qu’organise le support du téléphone mobile à la fois caméra et écran ont sans doute également nourries la mobilisation de ressources factuelles (images de répressions, de foule massivement rassemblée…). On peut également poser l’hypothèse que les pratiques de transfert, utilisant les cartes mémoire des téléphones par exemple pour s’échanger des vidéos, que nous avons observées par ailleurs dans notre ouvrage Mythologie du portable, ont aussi permis aux images des violences et des manifestations de se propager, dans différentes régions du pays. A noter que la Tunisie venait, depuis septembre 2011, de passer en réseau 3G, ce qui rendait l’envoi des vidéos par MMS notamment aux proches plus éloignés désormais possible. Avec 7 millions d’abonnés à la téléphonie sur une population de 10 millions et 36% des habitants accédant à Internet, les usages du mobile peuvent atteindre une masse critique notamment dans la circulation de photos et vidéos. Le site de l’opposition Nawaat a été alimenté, durant la séquence révolutionnaire menant à la fuite de Ben Ali, jour par jour de ces vidéos mobiles comme on peut encore les visionner encore sur cette page. Il a fait office de « télévision faite pour et par le peuple » tournant les images de sa révolution avec l’outil de prise de vue le plus populaire dans le monde désormais, le caméraphone dont plus de 500 millions ont été vendus dans le monde en 2010. La mise en scène du mobile comme couteau suisse de la révolution tunisienne atteindra son apogée quand Serge Moati lit un SMS d’une amie tunisienne lors du direct du JT suite au la fuite de Ben Ali le 14 janvier 2011.
A noter que La Library of Congress et la Bibliothèque Nationale de France ont depuis archivé et déjà divulgué une collection de milliers de vidéos sur ce qui a été appelé sans unanimité « la révolution de Jasmin ».
Ce traitement des vidéos tournées par les manifestants eux-mêmes avec leurs propres moyens de prise de vue par les journalistes semble illustrer un changement de paradigme dans les rapports des professionnels de la télévision aux images dites amateur. D’abord catégorisées comme telles dans les premiers reportages, quand les images se faisaient rares, elles ont été intégrées dans la matière audiovisuelle sans plus de mention explicite. Mais de fait, il ne viendrait à personne, de façon décente, de qualifier les citoyens tunisiens qui ont accompli une révolution exemplaire « d’amateurs de politique » – mis à part certains sociologues français – et par conséquent le film de cet événement historique de « film amateur ».