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étude – MOBACTU / by @laurenceallard

L’art de la capture d’écran, de Richard Prince à l’auto-screen

Une polémique enfle au sujet du travail de  Richard Prince exposant pour des centaines de milliers de dollars des photographies capturées sur Instagram. Elle se cristallise notamment autour de la question juridique puisque l’artiste plaide le « fair use » (usage loyal à caractère transformatif) pour justifier la valeur artistique de son geste d’appropriation mais qui est ressenti par certains auteurs des photographies capturées comme de la simple prédation.

Dans ce blog consacré à décrire empiriquement la culture mobile sur la base de collecte de corpus et d’entretiens, nous voudrions aborder la controverse Richard Prince  en nous focalisant sur le type de contenu au coeur de cette polémique, à savoir non pas des photographies mobiles mais des captures d’écran agrandies et exposées.

En effet, ce contenu « capture d’écran » devient, selon nous, crucial à l’heure où nos existences connectées peuvent s’apparenter à un ready made by mobile. A travers la « capture » de soi, des autres, du monde  dans le flux de nos conversations digitales créatives mixant sur le vif des images et des mots tout au long d »une journée, la banalité de nos vies quotidienne se trouve théâtralisée, mise en scène, racontée… bref se trouve transfigurée tel un objet trivial promu oeuvre d’art comme « ready made » par l’artiste Marcel Duchamp.

Des appropriations lucratives de Richard Prince au corpus endogène que tout praticien du mobile confectionne et partage tout au long d’une journée, l’art de la capture d’écran reste à décrire dans un contexte culturel foncièrement ambivalent entre le marché de l »art (ses galeries, ses critiques, ses artistes) et marché de l’expressivisme (ses plateformes, ses GAFAM, ses talents).

La capture d’écran comme art spéculatif : l’appropriation art selon Richard Prince

La controverse « Richard Prince » de juin 2015 débute suite à l’exposition d’impressions grand format de captures d’écran de photographies mobiles postées par des utilisateurs d’Instagram  à la Frieze Art Fair à New York et notamment d’un portrait de femme vendu pour 90 000 dollars, Doe Deere par ailleurs créatrice d’une marque de cosmétiques. Cette dernière a reposté sur son compte une photographie de son portrait capturé avec ce commentaire aux hastags significatifs de la perception d’un marché de l’art contemporain spéculatif (#wannabuyaninstagrampicture) :

« Figured I might as well post this since everyone is texting me. Yes, my portrait is currently displayed at the Frieze Gallery in NYC. Yes, it’s just a screenshot (not a painting) of my original post. No, I did not give my permission and yes, the controversial artist Richard Prince put it up anyway. It’s already sold ($90K I’ve been told) during the VIP preview. No, I’m not gonna go after him. And nope, I have no idea who ended up with it! #lifeisstrange #modernart #wannabuyaninstagrampicture. »

En septembre/octobre 2014, à la Gagosian Gallery de New York, Richard Prince avait déjà  exposé des clichés retouchés capturés initialement posté sur le réseau social de photographies mobiles qui s’étaient vendus pour certains à 100 000 dollars.

A noter que les photographies dont la valeur est jugée bonne à être captée sont par avance signées par l’artiste qui va les commenter par quelques mots ou encore des emojis. L’art comme ready made reste  plus que jamais une question de nom propre comme Thierry de Duve l’avait démontré dans « Au nom de l’art » (1989).

Les commentateurs du travail de l’artiste contextualisent ces expositions de captures de photos d’anonymes en les replaçant dans une oeuvre débutée dans les années 70 autour du genre appropriation art consistant à « re-photographier » des photographies existantes. Parmi ces séries d’images prélevées dans la culture populaire, citons la photographie de l’actrice Brooke Shields  ou le cow boy de la publicité Malboro. Les selfies, portraits de soi dans le monde réalisé par l’intermédiaire de son mobile, constituent pour Richard Prince  aujourd’hui le terrain d’expression idéal de cette culture visuelle populaire dans un sens renouvelé puisque ce sont en effet des gens ordinaires qui se photographient par eux-mêmes.

Dans son essai « Appropriation Art » de 1978, Richard Prince  a décrit le mode de réception de ces  « images d’images » proche de l’état de « rêve éveillé » pointé par le sémiologue Christian Metz à propos du cinéma dans Le signifiant imaginaire (1975). Cette allusion à un « état affaibli de vigilance » trouve un écho particulier dans cette économie de la distraction développée par les réseaux socio-numériques et le déluge informationnel dans lequel nous naviguons sans grande attention  :

« I think appropriation has to do with the inability of the author slash artist to like his or her own work, period. Especially if the work is all theirs, period. I think it’s a lot more satisfying to appropriate, comma, especially if you are attempting to produce work with a certain believability, comma, an official fiction let’s say. If you take someone else’s work and call it your own, comma, you don’t have to ask an audience, quote, to take my word for it, unquote, period. It’s not like it started with you and ended up being guessed at. The effect you want to produce is not that different from what an audience sometimes experiences when viewing a good movie. And that’s what — and then in quotes — somebody named Christian Metz called a general lowering of wakefulness.« 

D’un point de vue juridique, l’artiste plaide le fair use – c’est à dire un usage loyal d’un contenu préexistant de part un apport transformatif et des conditions de publication qui ne pénalisent pas la diffusion première – pour justifier cette oeuvre qui interroge dans la lignée du pop art le caractère reproductible de l’oeuvre d’art à l’ère de la culture de masse.

Parfois cet usage loyal ne saute pas aux yeux des juges comme le procès perdu en 2013 suite à son utilisation des photographies de Patrick Cariou sur les rastas jamaïcains, retravaillées par Richard Prince en collages sur toiles, graffités et peints. Jugement en partie renversé en appel.

Une autre forme de contestation du caractère loyal de la captation d’images par Richard est proposée par les Suicides Girls, qui consiste à vendre des captures d’écran de l’exposition à la Frieze Art Fair pour le prix de 90 euros et de reverser ces sommes à des organisations comme l’Electronic Frontier Fondation, militant pour le respect la privacy sur internet. Cet activisme cible ici la côté de l’artiste sur un marché de l’art spéculatif.

On le voit la question n’est pas tant juridique que socio-esthétique avec cette valorisation inattendue de la capture d’écran.  Il est assez étonnant d’établir un rapprochement avec cet « Art Work by Anonymous« , capture d’écran d’un post sur 4chan (en août 2014)  vendue 90 900 dollars sur eBay. Ce screenshot consistait en cette sentence : « Avant, l’art représentait quelque chose à chérir, aujourd’hui, absolument n’importe quoi peut être de l’art. Ce post est de l’art ».  Comme le faisait remarquer avec humour le philosophe Daniel Pinkas enseignant à l’HEAD de Genève, il semble que le marché de l’art se soit finalement aligné sur les jeux d’enchères du site de commerce en ligne Ebay pour valoriser l’art de la capture d’écran à hauteur de 90 000 euros.

La vie sous capture d’écran 

La valeur atteinte par des captures d’écran au sein du marché de l’art n’est peut-être pas de façon conjoncturelle attachée aux travaux appropriatifs de Richard Prince.

Au sein de la prose abondante sur le numérique, peu de cas est fait de ce qui est à proprement parler un  « écrit d’écran » (Emmanuel Souchier) dont les usages sont trivaux et multiples.

Photographie et SMS ont pu faire l’objet de travaux nombreux d’analyse en tant qu’ils viennent prolonger et renouveler  les pratiques de l’écrit et de l’image.  Les arts de faire des praticiens du numérique en matière de « capture d’écran » sont encore trop peu investis à notre connaissance.

Or ils possèdent une actualité du point de vue des usages conséquente et qui s’éloigne quelque peu d’une fonction de co-production de la factualité bien connue de nous tous (échange de recettes, de noms d’applications etc.) comme ici. La capture d’écran est ici moins un contenu en soi qu’une forme de duplicata.

Une première explication tiendrait en un déterminisme technologique renvoyant la montée du contenu capture d’écran (« screenshot ») dans nos corpus d’user generated content notamment chez les plus jeunes, au développement des pratiques éphémères de « snap » favorisées par l’application Snapchat.

L’un des usages juvéniles de cette application de composition d’un agencement créatif d’images-textes-dessins est en effet de capturer le moment présent et de le transmettre sur un temps limité (de 10 secondes à 24 heures selon les fonctionnalités).

Le mobile comme « technologie du soi » (Michel Foucault) supportant l’individuation et la socialisation des plus jeunes en tant qu’il est tel leur compagnon d’existence, rend possible en effet des pratiques photographiques et textuelles agentives et automédiales, permettant d’agir sur soi et ses affects à travers des expressions digitales.

De ce fait, quand le « snap » devient une routine existentielle chez les mobile born qui vont photographier comme ils respirent, comme ils regardent, comme ils ressentent, le fait de réaliser une capture d’écran en constitue le pendant temporel, pour notamment « faire des dossiers » dans lesquels le screenshot devient une nouvelle monnaie d’échange symbolique. On échange ainsi des captures d’écran dans les cours des collèges et lycées comme autrefois on échangeait ses trésors (billes de verres, billets doux…).

La virtuosité dans ce scénario socio-technique réside d’ailleurs tout autant dans la faculté de composer  une capture d’écran d’un snap que de produire des images-textes prises sur le vif, en un coup d’oeil.

Admirer son prof en secret c’est réussir à le prendre une photo, la commenter par des emojis et l’envoyer à ses meilleures amies qui vont en réaliser une capture d’écran et la tweeter, illustrant les nouvelles tyrannie de la publitude à l’âge de la vie sous capture d’écran.

La pratique du « regram » sur Instagram, qui consiste à reposter des photographies notamment sous la forme de capture d’écran – en l’absence de fonctionnalité  interne -constitue également un terrain fécond pour le montée du screenshot comme contenu.

Ce ne sont pas seulement d’ailleurs les « insta » qui peuvent être regramés mais l’on observe au sein de la panoplie d’écrans et de services entre les mains des utilisateurs des circulations comme des snaps capturés et montés avec un regram comme cet exemple l’illustre issu d’une initiative étudiante de maraude auprès des SDF de la ville de Lille.

Déjà esquissé dans un billet précédent consacré à la vidéo conversationnelle et à ces pratiques de captation en live ou en boucle qui agrémentent la vie quotidienne des plus jeunes et transforment des activités routinières en défi ludique (Dubsmash, Vine, Periscope, Snapchat), il nous est apparu que la « vie capturée », c’est à dire photographiée, vidéographiée, textotée  constituait désormais un registre d’existence qui s’accomplit désormais non pas devant un écran mais avec des écrans scripteurs.

Faire de sa vie un ready made by mobile n’est pas toujours une modalité d’être au monde partagée par tous. Comme me le décrit cette maman factrice du Nord Pas de Calais de 45 ans avec perplexité  « Ma fille, elle vit pour son téléphone. Elle se tape des poses [seflies] entre deux fourchettes et elle envoie à ses copines. Moi je lui dis tu manges froid ou tu arrêtes ».

Et dans le cadre d’une une existence connectée régie par l’im-médiaté des signes, dans le contexte d’une vie sociale médiée par des écrans-écritoires, ne peuvent s’échanger en effet que des images d’écrans.

Chez les plus jeunes, il devient concevable de « vivre et filmer/photographier sa vie » dans le même temps, de la documenter, de la narrativiser, bref de la transformer en un « ready made by mobile ».

Cette vie mise en scène en temps réel peut alors se monétiser comme le petit commerce de soi-même dans l’économie créative des GAFAM, la nouvelle scène de recrutement des talents producteurs de contenu du numérique.

Ce lycéen de 17 ans en terminale L de Paris, qui a ouvert une chaine Youtube,  réalise des vines, confectionne des photo-montages sur Instagram et poste des sons sur Soundcloud et rêve de vivre de toutes ses créations sans savoir trop comment (« par la pub j’imagine » me répond-t’il dans le cadre d’un entretien par SMS), raconte comment il fait des vidéos avec son smartphone toute la journée  « comme sa, dans l’enceinte du lycée mais pas pendant les cours ».

Ces technologies de capture du réel qu’ont représenté en leur temps d’invention la photographie, le cinéma, la vidéo, la télévision s’éloignent du paradigme de la représentation – c’est à dire d’un imaginaire morbide de préservation de l’existence par l’apparence décrit par André Bazin dans « Qu’est-ce que le cinéma » – au profit d’un usage de présentification au monde sous x apparences (en chair et en os, en images, en écrit, en boucle…) lorsque leurs fonctionnalités ont été intégrées au sein du terminal mobile, technologie de communication (à distance, en co-présence, avec soi-même).

Au sein de cette existence et ses interactions éprouvées dans des jeux de langage transécraniques et transmédiatiques, la capture d’écran fige la mise en abyme de soi comme ici  ce selfie sur vine reposté sur une chaine Youtube par une jeune lycéenne s’essayant à la shortcomisation, cette mise en sketch de l’existence sur le modèle des Norman, Cyprien et autres talents dits numériques.

Exprimer un état intérieur par l’intermédiaire d’une capture d’écran d’un jeu vidéo auquel on est train de jouer ou comme ci-dessous son émotion suite au vote d’une loi sur la surveillance que l’on estime problématique vis-à-vis de la vie privée en capturant un stream video et y ajoutant des verbatims avec un logiciel type Fireworks, les usages expressifs de la capture d’écran sont désormais nombreux et divers.

On observe même des usages revendicatifs des captures d’écran des capteurs d’activités natifs dans les smartphones pour mettre en avant de mauvaises conditions de travail. Les données du soi quantifié et capté peuvent être détournées  en un « tract post-digital » par une capture d’écran publiée sur des réseaux socio-numériques.

De l’auto-screen au screenshort : capture d’écran vs lien hypertexte ? 

La notion « d’auto-screen » peut également être invoquée comme nouvelle pratique citationnelle chez les jeunes thésards qui vient démontrer un hack d’usage observable à plusieurs reprises sur twitter de contournement de la limite des 140 caractère par l’ajout d’une capture d’écran comme image sur l’interface de Twitter.

La capture d’écran d’un texte à usage de citation est le plus souvent réalisée avec les moyens du bord comme par exemple prendre une « photographie » mobile d’un article – une façon créative de digitaliser le réel et d’assurer la continuité entre anciens et nouveaux médias.

Cette capture d’écran ci-dessus a été ainsi réalisée par l’intermédiaire de Gimp suivant les explications de son auteur journaliste à Rue89, tandis que d’autres utiliseront un raccourci clavier  du type « Ctrl-C Ctrv sur un document Word et saisie partielle d’écran shift cmd 4 » (A., 35 ans, universitaire, banlieue parisienne) pour citer un mail sur un compte Facebook. Comme l’exprime une screenshoteuse (L., 30 ans, juriste, Paris) « c’est du bricolage ».

Bricoler un ersatz de lien par une image d’écran, copier-coller des extraits d’un mail, les images d’écrans s’inscrivent dans cette remixabilité généralisée qui constitue la prose du web pour les praticiens du numérique dont la ligne de conduite pourrait être « express yourself by yourself! »

Avec la proposition de fonctionnalité native sur le système de publication Medium.com de « screenshort » pour partager des extraits d’articles sur d’autres réseaux sociaux, la capture d’écran semble faire concurrence au lien hypertexte au profit d’une textualité qui enchâsse les signes au sein d’un même énoncé comme ce tweet accompagné d’un « screenshort », d’une capture d’un extrait d’article.

Des images d’images de Richard Prince aux images de textes vernaculaire, du troll de l’art contemporain aux usagers tacticiens du numérique, un art de la capture d’écran s’affiche indéniablement au grand jour.

Ce qui n’exclut pas de penser que si  Richard Prince est un troll de notre époque re-marchandisant dans le monde des galeries d’art contemporain ce qui permet à des GAFA de produire de la valeur à partir d’expressions photographiques gracieusement créées par des utilisateurs d’Instagram, c’est encore une fois la fondamentale ambivalence de la culture de notre époque que nous devons documenter au plus prés des pratiques pour ne pas tout à fait en désespérer.

MISE A JOUR : De la capture d’écran aux NFT

Dans le sillage du développement des cryptomonnaies et des Non Fongible Token des années 2020-2021, la mannequin Emily Ratajkowski, dont l’image été « appropriée » par Richard Prince a transformé ou tokenisé la photographie de l’artiste qu’elle a revendu aux enchères en mai 2021. Une autre forme de protestation sur la problématique de l’objectification des femmes…

Une autre réponse féministe et créative à l’Appropriative Art de Richard Prince est encore à l’oeuvre chez l’artiste Albertine Meunier à travers sa série de NFT aux titres ironiques.

Deux pouces, des apps et des emoji, Anne Horel un nouveau talent numérique

Dans le cadre de ce blog de recherche portant sur la culture mobile, il importe de rendre compte de l’émergence d’une scène créative depuis les usages des terminaux mobiles, de leurs fonctionnalités (textos, photos, vidéos, emojis) et  de leurs services (applications, plate-formes etc.)

Parmi ceux qu’on désigne comme les nouveaux « talents numériques », cette figure culturelle de l’ère digitale et de ses publics expressivistes et remixeurs, nous avons eu le plaisir de rencontrer en mars 2015, Anne Horel, GIF artiste dont la panoplie créative mobile ne cesse de s’étendre avec virtuosité.

 

La créativité mise en applications

Après une année d’hypokhâne et une admission en Ecole d’Art à Cergy, Anne Horel s’empare d’abord des GIF et de leur potentiel artistique puis découvre à son lancement l’application de vidéo mobile à 6 secondes, Vine. Pour une GIF Artiste et selon les propres termes d’Anne Horel, « Vine, c’est jouer sur la boucle du GIF. J’ai bouclé la boucle ». De par son activité de veille à l’émission « L’Oeil de Lynx« , elle a été amenée à veiller sur ce qui se faisait autour de cette application. Elle cherche depuis à contribuer à la constitution d’une « communauté Vine » autour de « vineurs créatifs ».

Cette communauté créative s’institue selon elle  « un peu sur le principe d’une école d’art : on aime le contenu de quelqu’un, on se lie, on s’envoie nos brouillons ». Parmi ces vineurs, il y a évidemment, sur le modèle des youtubers, les comédiens du genre Stand Up, auteurs de  mini-skectches pour lesquels Vine est intéressant à explorer car « moins chronophage qu’ internet. »

 

 

Autre application mobile à travers laquelle s’exerce le talent d’Anne Horel, Snapchat dont les nombreux détournements de la promesse d’une « transaction éphémère » ont fait l’objet de nombreux billets de ce blog. Suivant la problématique du mobile comme technologie culturelle, Anne Horel considère la fonction « Story » de Snapchat  comme « un super outil de tourné monté grâce à la jonction des séquences entre le début et la fin de ce qui a été tourné. »

Un usage peu connu pour les créatifs mobiles de l’application Snapchat est également d’ être  » la corbeille de Vine. Tout ce qu’on poste pas sur Vine, on le poste sur Snapchat ».

Cette fonction « corbeille » serait à reliée avec le parcours d’usage de l’application proche du « zapping » de Tinder. « Sur Snapchat, tu zappes comme sur Tinder » décrit Anne Horel.

Du point de vue de la sociologie des pratiques numériques, cette logique d’usage peut être observée de fait chez les jeunes adoptants de la culture mobile. Le terme anglais  « thumbstopper » a été ainsi forgé pour signifier ce geste consistant à arrêter de scroller  les contenus sur son écran. « Zapping », « random », « next », « nope » autant de mots pour désigner cette activité passée devant les écrans dont le propre est justement de ne pas lire de ne pas voir.

A l’écoute de la description de son travail créatif, il semble crucial de prendre en compte la panoplie créative d’Anne Horel  comme un continuum d’applications mobiles qui possèdent chacune une singularité : « Tout est connecté on peut être fort sur Vine, Snapchat et Instangram, c’est un système de vases communicants » nous explique t’elle.

Et la fonction de « réseau social » de ces applications, qui permet d’agréger une » communauté de talents », est plus à considérer comme faisant office de studio créatif. Ce qui est mis en réseau c’est aussi la créativité et son outillage. Ici le format « réseau social mobile » est tout autant opérant du côté de la production et de la création et pas seulement du côté de la circulation sociale.

Une économie créative du mobile, ses nouveaux intermédiaires et la nécessité de bonnes pratiques

Ce que permet de pointer également le parcours d’Anne Horel est  l’émergence d’une économie créative du mobile au sein de laquelle elle souhaite impulser de « bonnes pratiques. »

Il existe ainsi une fonctionnalité sur Snapchat permettant de payer par la monnaie Snpacash le visionnement des « mini show privés » créés par les snapchatteurs eux mêmes sur les chaînes Discovery de Snapchat ( Fusion, MTV, Cosmopolitain, CNN…).  Le prix à faire payer exigible par ces nouveaux talents numériques dépendra du nombre de followers. « C’est un vrai marché, avec des conventions comme n’importe quel autre marché financier »  constate Anne Horel.

Ainsi, des chiffres pour tel vine suivant tel nombre de followers telle marque telle chaîne circulent entre vineurs. Ce qui pousse Anne Horel à la nécessité de monter un collectif de « french viners » à des fins de transparence des prix . Elle poursuit « passé 30 ans, c’est important que les gens qui créent des choses sur les réseaux sociaux jeunes coopèrent un minimum pour construire une communauté transparente. Il faut montrer  que c’est un travail. Les jeunes stars, surtout aux USA, se montrent en perpétuel fêtard et des milliers d’ados qui suivent ces jeunes stars pensent qu’en faisant des Vine, on devient millionnaires sans avoir rien à faire. »

Cette économie créative du mobile structurée par les plate-formes mobiles – appartenant le plus souvent aux GAFA – se construit à travers un tropisme étatsunien, les USA d’où viennent les appels téléphoniques qui la contactent afin de créer des contenus (GIF, Story, Vine) pour telle ou telle marque.

Cette intermédiation des talents numériques, au profit des marques qui peuvent financer des campagnes réalisées par des instangramers ou des vineurs dits « influents », passe donc par les plateformes mobiles des GAFA (Facebook/Instagram, Twitter/Vine) mais suppose également un ensemble d’agences qui se spécialisent sur le Creative Content.

Cette économie créative mobile reste à décrypter comme nous le proposons avec Anne Horel, Franck Jamet, Pierre Cattan Jean Fabien et Adrien Brunel dans le cadre d’une rencontre-débat que nous organisons avec Arts Mobiles le 29 avril 2015.

 

A noter que cette économie du talent numérique est basée sur les technologies de l’influence notamment sur l’analyse des graphes sociaux délimitant une topocratie et non une méritocratie suivant la distinction du chercheur César Hidalgo – c’est à dire une concentration de noeuds de réseaux par quelques hubs. Elle repose sur le nouveau rôle pris par un  public de consommateurs dans la co-diffusion des marques des produits par  une logique d’identitification à ses semblables, d’authentiques « autres que soi-même », qui est le ressort même de la culture de la célébrité des youtubeuses.

La fanbase entre like et follow, la plateforme comme incubateur d’audienciation, la compétition dans la créativité

Si une « french vine economy » peine à se mettre en place, l’économie créative mobile repose sur une nouvelle figure de l’audience, la fanbase. Ce public de fans qui « follow » et « like » vient exprimer son goût pour tel ou tel talent mobile par le biais d’un abonnement à un compte et d’un geste interfacé d’appréciation.

Cette nouvelle forme d »audience, se produisant comme telle à travers son activité expressive que nous avons désigné en 2009 par audienciation – est comptabilisé par Anne Horel comme un critère de jugement sur son propre travail. « Les Vine que j’ai posté sur les césars, les gens n’ont pas aimé, j’ai eu très peu de like. Un bon Vine pour moi c’est 10 000 boucles et 300 likes. »

Parmi les compétences des talents numériques que l’économie créative cherche faire grandir à l’ombre des réseaux socio-mobiles, le talent de « calcul communicationnel » est primordial et les boucles de la reconnaissance – ie le nombre de fois que le Vine tourne – sont comptées avec intérêt voire une certaine anxiété sociale. « Les followers, c’est la première compétition. Lui il a une énorme fanbase, 24 000 followers sur Instangram et 2 000 sur Snapchat » nous indique t-elle avec précision à propos d »un vineur français.

Pour Anne Horel, l’un des attraits de Snapchat est que l’on visualise « l’activité de l’audience, si les fans ont fait des captures d’écran et s’ils regardent. Ensuite on reçoit aussi  des messages privés ». Pour elle, « c’est une façon de connecter avec son audience. L’autre fois j’ai eu une grosse loose sur une histoire d’amour que j’ai raconté sur Snapchat et j’ai dis « donnez moi des conseils » et là j’ai reçu des conseils en message. Snapchat c’est mon journal intime maintenant. Vine, Snapchat ce sont tout à la fois des outils , des langages, des réseaux sociaux, c’est brillant. »

Créer du bout des doigts : la virtuosité digitale existe !

Le travail créatif d’Anne Horel suppose de prendre en compte toute la panoplie digitale qui est à la fois transécranique et transmédiatique par nature. Ecrans, terminaux, fonctionnalités, services, formats, contenus se trouvent pratiqués dans un grand mix créatif.

Ainsi, Anne Horel peut effectuer un montage préalable sur Final Cut, se l’envoyer par mail, l’enregistrer dans la pellicule de son téléphone, pour aller ensuite l’uploader sur Vine afin de le mettre en boucle.

Ou encore lorsqu’elle réalise une story sur Snapchat, « pour acculturer à la culture française mon audience qui est plutôt américaine », elle réalise un mixtape associant gif animé et une liste de sons, qu’elle envoie sur wetransfer. Pendant ce temps, « les followers prennent des captures d’écran du lien que je mets sur snapchat, ils font des captures d’écran et le téléchargent sur we transfer ».

Ce hack d’usage est typique, selon nous, des tactiques des praticiens du numériques qui usent et abusent de la fonctionnalité « appareil photo » pour réaliser des images-textes dès plus inventives, comme nous l’avions présenté dans « Téléphone Mobile et Création« .

Cette créativité s’avère également diffuse à l’instar du rôle de compagnon d’existence qu’est devenu le téléphone mobile pour tous et notamment pour Anne Horel. « Je passe ma vie avec mon téléphone. Je fais des photos tout le temps. Et je fais les images sur mon téléphone avec les applis. Puis je vais poster sur plusieurs sites histoire de ne pas poster tout sur Instangram mais de dispatcher. Je fais un vine par jour au moins et si pas le temps j’uploade un snap ou sinon un gif. »

Cette création mobile vient également occuper des temps morts des arts numériques quand elle attend l’effectuation « des rendus vidéo « sur un gros ordi et donc soit je vais sur mon petit ordi faire une recherche ou alors je compose mes images sur mon téléphone en attendant que le rendu se termine. »

Et comme nous le montre cette vidéo prise lors de notre entretien, c’est avec virtuosité dans sa gestuelle, grâce un art de faire à la main, avec ses deux pouces qu’Anne Horel compose ses images mobiles à l’aide d’une palette créative d’applications comme Kamio ou 99ctsbrain. Cette activité de création pleinement digitale (au double sens de numérique et de tactile) qui se joue des images et réinvente le collage et le mixage des signes (images, emojis, stickers sons) et des écrans est un spectacle en tant que tel.

 

 

Merci à Anne  Horel et bravo ! Vous pouvez la retrouver au sein de sa constellation numérique et mobile sur   Twitter, sur Instangram, sur Vine sur Youtube  sur Tumblr et sur Soundclound

 

© Anne Horel, Emoji Art History, 2014

 

[MAJ] La vidéo conversationnelle : jouer avec les images, faire de sa vie un ready made by mobile (vine, snapchat, dubsmash, meerkat, periscope, riff etc.)

Depuis quelques temps,  on peut observer l’émergence d’expressions et d’interactions digitales par le biais de vidéos mobiles. Reconnaissables parfois à leurs controversés cadrages verticaux au point que certains parlent désormais d’un « syndrome de l’image verticale« . Avec leur format portrait popularisé par le genre selfie auquel Xavier Dolan fait référence dans dans son film Mommy, ces vidéos mobiles conversationnelles  sont partagées via des applications Facebook, Vine, Snapchat ou via WhatsApps avec les dernières venues Dubsmash ou encore l’application de livestream Meerkat dont certains analystes discutent  déjà l’usage pendant la campagne présidentielle étatsunienne de 2016. Citons la dernière arrivée en mars 2015, Pericospe qui n’autorise que le filmage en format vertical consacrant ainsi le format portrait mais qui permet de conserver le  live pour une journée et dont les expérimentations journalistes commencent à fleurir. Ou encore l’application mobile de Facebook de vidéo collaborative, Riff avec des vidéos de 30 secondes pour concurrencer Vine et Snapchat. Plus qu’une explication par le déterminisme technique avec la montée des réseaux 4G, il convient de s’attacher à recontextualiser les derniers développements de la vidéo au sein des usages de l’image connectée.

Le tournant conversationnel de la vidéo sur Facebook, Internet comme « TV du peuple » sur YouTube

La mise en place sur la plateforme Facebook d’une fonction « autoplay » grâce au format « inread »- c’est à dire un lancement automatique des vidéos qui s’éteignent au fur et à mesure du défilement vient ainsi venir concurrencerYouTube.

 

A la manière des « stars » de YouTube est également comptabilisé depuis avril 2015  un « Top Publishers For Facebook Video » et dans la lignée des petites histoires du droit d’auteur, Facebook songe à développer une technique de Content ID à la manière de YouTube. Entre la plateforme vidéo et le réseau socio-numérique les vidéos circulent sous le mode du freebooting loin des bots du copyright. Des Youtubbers interpellent Facebook tandis que la guerre du copyright sévit désormais entre GAFAM comme à partir de 1999 elle avait concerné Napster et l’industrie du disque.

 

Il faut ici se garder de toute rhétorique subtitutionniste entre YouTube et Facebook. Tout d’abord parce que le moteur de recherche de Google auquel ce dernier service appartient représente une fonctionnalité d’usage encore inexistante sur le fil Facebook. Ensuite, si YouTube nourri par un foisonnement d’user generated content est devenue aujourd’hui une scène de construction identitaire (Youtubeuses) et  de consécration des talents numériques renouvelant la création télévisuelle par le genre  shortcom (Studio Bagel racheté par Canal+), l’usage conversationnel des vidéos sur Facebook et ses applications mobiles de messagerie comme Riff qui permet de créer une vidéo de 20 secondes à laquelle il est possible de répondre par une autre vidéo, peut s’avérer plus complémentaire que concurrentiel à YouTube, qui accueille plutôt  des activités de recherche en tout genre (recettes, démos, tutos…)  et des pratiques médiatiques divertissantes. En effet, la plateforme fait également office de « télévision » bis y compris pour les gamers qui regardent d’autres joueurs jouer comme nous le précisons dans l’ émission « Bits Magazine »/Arte.

Vidéoludisme mobile, entre remix culture et karaoké visuel

Ce vidéoludisme d’un nouveau genre consiste à jouer avec les images (et leurs sons) afin de nourrir des conversations créatives via les applications de messagerie et de réseaux sociaux mobiles venant  ponctuer différents moments de nos vies  connectées pour le meilleur et le pire en termes de données personnelles. Ces usages créatifs des applications mobiles tend à montrer que, désormais, ces dernières constituent le contexte socio-technique des interactions au détriment des plateformes historiques et emblématiques du tournant social du web 2.0. Un terrain de jeu récent en est représenté par l’application Dubsmash lancée au début du mois décembre 2014.

Les règles empruntent à la culture du remix et au karaoké visuel car il s’agit de sélectionner un court extrait sonore de films ou de musique et ensuite en cadrage frontal de mimer –  en principe mais tous les hacks d’usage sont permis – telle scène ou telle chanson. Ensuite la vidéo peut être envoyée à son réseau de contact de la messagerie WhatsApp ou par SMS mais il est également possible de la conserver dans sa galerie photo pour d’autres modes d’échanges.  Il est également proposé, en tant qu’utilisateur, d’enrichir la base de données sonores à rejouer.Voici parmi tant d’autres, une série de dubsmash réalisés dans un internat de garçons qui représente l’état d’esprit potache des usages juvéniles de cette application.

Dubsmash internat

Nous avions en 2009 émis l’hypothèse d’un nouvel âge de la culture marqué par les productions des publics remixeurs. Depuis, le remix est devenu la prose du web et les expressions et interactions à travers les réseaux sociaux s’accomplissent par l’intermédiaire de contenus créés par les usagers ou de de contenus préexistants partagés. Des sites  d’imageboard comme 9gag, tumblr, vidéos de Cyprien, Norman constituent la database audio et visuelle de cette poïétique ordinaire du copier-coller. Mais en l’absence de reconnaissance de l’usage loyal de la vidéo conversationnelle, la proposition de vidéoludisme mobile de Dubsmach pourrait être menacée par les ayant-droits des dialogues et musiques de films ou chansons célèbres rejouées et remixées par les mobinautes.

Thématisés sous le slogan « fun way to communicate », les usages de l’application en sont de fait récréatifs comme nous le font observer ces deux mères de famille d’une cinquantaine d’années immobilisées autour de 21h, après leur travail, en ce mois de décembre 2014 sur un quai de métro parisien en pleine séance de fous rires autour de leurs mobiles et des vidéos que la fille lycéenne de l’une d’elles envoie par WhatsApps comme par exemple ce pastiche d’une pub pour Nutella avec la voix de Golum qu’elle voulut bien me montrer. Cette scénette vient aussi démontrer combien la parentalité connectée n’est pas forcément un cauchemar entre cyberharcèlement et autres sexting mais qu’elle peut amener à partager des formes d’expression ludiques émanant des plus jeunes. Elle vient également démontrer comment le format « messagerie »  reste un terrain d’usages innovants. C’est par l’intermédiaire d’applications de live mobile ou de vidéos mobiles partagées que communiquées les nouvelles de nos proches venant également prolonger les pratiques de visite amicale et familiale revisitée par le numérique (visio tchat, skype, facetime etc.).

 

nouvelle du tgv vidéo

 

Du SMS qui se réinvente toujours il y au live mobile,  du texto à la vidéo mobile, c’est également l’histoire des langages et des formes de la communication interpersonnelle qui se poursuit dans ce mix habituel de tradition d’usage et de ramification innovante (notamment du point de vue des acteurs socio-économique ( OTT, GAFA…)  et de l’offre de contenus (du site web intégré aux applications mobiles fragmentant services et fonctionnalités).

Micro-vidéo post-coloniale : les boucles de la reconnaissance

Une  fonction identitaire de la vidéo produite et circulant via des applications  mobiles est également à l’oeuvre dans certains usages de Vine dont les contraintes formelles de vidéo de 6 secondes diffusée en boucle peuvent être mis à profit par certains virtuoses à l’instar de la « GIF artist » Anne Horel à laquelle nous consacrerons notre prochain billet. Des séries dédiées à ces différents formats mobiles sont d’ailleurs en cours de conception. Certains artistes s’en saisissent, tel Jacques Perconte, invité du colloque « Arts et Mobiles » organisé avec Roger Odin et Laurent Creton, et qui filme relativement systématiquement sa vie quotidienne mais également ses oeuvres numériques au moyen de cette application. Ritualiser sa vie d’artiste avec les contraintes stylistiques de cette application de vidéo mobile ou théâtraliser sa privée comme le réalisent aujourd’hui de nombreux adolescents et jeunes adultes au cours de leur socialisation connectée, les usages de Vine – mais également toutes les innovations en matière de wearable camera  – vont dans le sens d’une existence sous « capture d’écran ». Un jeune « rebeu » comme il se désigne lui-même a ainsi créé une chaîne Vine « SofianeFV » dans laquelle il met en scène de courts clips dans lesquels il performe son identité postcoloniale comme par exemple « Les rebeu en période d’examen » ou  « La punition que tes parents t’inflige lorsque tu fais une connerie .. (Version babtou & rebeu) ». Il va s’en dire que plus la vidéo est jouée et affiche des boucles de visionnement plus la reconnaissance des pairs est forte.

De la micro-vidéo à la micro-animation, la mémoire remuante des images

Parmi les images bonnes à être partagées dans la dynamique de la sociabilité digitale, mentionnons également les GIF animés et notamment une collection de « GIF patrimoniaux » issus de films de cinéma que s’échangent cinéastes et cinéphiles. L’esthétique de la  boucle du GIF a pour effet de  réinventer le cinéma des premiers temps et ses formats courts dans un perpétuel présent.

gif hulot

On observe également au cours de l’été 2015 des partages de micro-animations d’image basées sur le format GIF mais qui s’apparente plus précisément à de la micro-animation d’images fixes comme le propose notamment le cinemagraphe.

L’épisode caniculaire du mois de juillet 2015 ayant donné lieu à des statuts offrant de telles micro-animations autour des scènes classiques du cinéma dans la lignée des films des premiers temps emplis de la monstration des puissances dynamogènes de la nature comme le vent, la pluie, le feu magnifiées dans les films Lumière par exemple.

gif conversationnel canicule 2 juillet 2015

Entre images fixe et animée, l’indifférenciation guette suivant le mouvement de métissage généralisé des signes que la textualité digitale favorise. Métissage des signes mais également collusion temporelle avec cette réactivation par le GIF et la micro-animation de siècles de créations visuelles qui forment les contenus expressifs ordinaires contemporains.

Story et Discover : raconter le monde depuis l’oeil-caméra mobile ou comment l’image verticale documente un soi dans le monde

Jouer avec les images au moyen de cet écran/écritoire, de cet oeil-caméra imaginé par Dziga Vertov, oqu’est devenu le mobile comme média de la voix intérieure, pour raconter qui l’on est ? où l’on est ? avec qui ? dans quel but ? – autant de questionnements auxquels le genre « Selfie » apporte également des formes visuelles de réponses – constitue l’une des promesses de la fonctionnalité « Story » sur Snapchat. Implémentée depuis octobre 2013, elle permet d’éditer une «story» personnelle à partir de ses snaps, c’est-à-dire un résumé de sa journée visionnable pour tous ses contacts pour une durée de 24 heures. Cette prescription d’une  « narration de soi » supposant à la fois des algorithmes de montage et des énoncés personnels typique des nouvelles créations algorithmiques se trouve détournée par les usagers mais aussi les concepteurs de Snapchat. Cette application Snapchat – que des analystes ont voulu ériger en emblème des pathologies du narcissisme contemporain – a par exemple été utilisée, à travers sa fonction « story »,  pour produire un reportage sur les émeutes de Ferguson aux USA. Cette « story » agençant de façon chronologique des vidéos et des snaps, typiques de la textualité mobile composite entre images, textes et graphies, est l’oeuvre d’un réalisateur qui s’excuse par avance du format vertical de ses vidéos mobiles lorsqu’il présente sa chaine « Casey Neistat’s Snap Stories » sur YouTube. Cette dimension transmédiatique de traversée des contenus des applications et des plateformes correspondant par ailleurs aux pratiques même du digital connecté combinant des constellations singulières propres à chacun de services, de fonctionnalités et de terminaux.

 

Désormais, l’application Snapchat propose une fonction « Discover » d’actualités (vidéos, photos….) proposées par différents médias (CNN, MTV etc) et marque un tournant « mobile only » dans la stratégie digitale de la presse. Le format de « l’écran vertical » du mobile devient ici un support pour ne plus se connecter seulement à soi-même mais pour voir le monde à travers des propositions formelles assumées comme telles puisque la description de Discover par la team Snapchat met en avant moins l’aspect social que créatif. Dans l’offre « Discover », on note également des mini-séries qui sont produites par Snapchat notamment par les enfants d’Hollywood comme la fille de Steven Speilberg avec et cette mini-série –« Literally Can’t Even » diffusée les samedis, d’une durée de 5 minutes et s’effaçant au bout de 24 heures (ce qui ouvre au passage un nouveau dossier de conflictualité entre acteurs du numérique, ici Snapchat censurant YouTube 🙂 ) Le chantier créatif autour de la vidéo mobile– dans le sillage des short com popularisée sur YouTube notamment – est ouvert et nous l’analyserons dans un prochain billet.

snapchat mini série

Les mobiles sont les « yeux du monde » comme l’exprimait un manifestant iranien en juin 2009 en exhortant les protestataires à tout filmer.  Les pathologues du narcissisme contemporain se sont aveuglés en décrivant snapchat et le selfie comme une pratique expressiviste uniquement égocentrée. Il existe également des campagnes usitant la fonction story pour produire des récits à la première personne comme cette campagne de l’UNICEF d’alerte sur les déplacements d’enfants au Nigéria lié à la secte Boko Haram.

 

 

Les mobiles comme yeux du monde : partager sa vie filmée, un nouveau ready made by mobile

Cette métaphore des mobiles comme yeux du monde est aujourd’hui plus que jamais en usage avec le développement d’applications de stream mobiles comme Merkaat et Periscope, dont le slogan marketin est « Explore the world through someone else’s eyes ». Le live stream mobile (Bambuser, Qik…)  n’est pas une innovation en soi mais ces nouvelles applications participent de la socialisation accomplie d’une culture mobile. Ces applications de live stream mobiles qui ne sont subsumables sous les usages usages de live selfstreaming mais viennent s’implémenter dans le contexte des pratiques communicationnelles. Communiquer par un langage métissant les signes de l’écrit et de l’image, s’exprimer et interagir par le biais de vidéos partagées ou créees par soi-mêmes correspondent à des pratiques socio-numériques mobiles contemporaines. Chez les plus jeunes « vivre et filmer sa vie » dans le même temps – réalisant ainsi  les voeux de Michel Foucault de « stylisation de l’existence » – leur offre la possibilité de  transformer créativement une existence banale passée le plus souvent dans les espaces clos des écoles, collèges et lycées. Faire de sa vie un film à partager par le  biais de ces technologies de communication rejoint le geste de transfiguration du banal de Marcel Duchamp. Avec ces usages re-créatifs juvéniles de la vidéo conversationnelle, la vie devient un ready made by mobile.

 

Signalons déjà que sur la base de ces applications de live mobile sont imaginés des détournements (commerciaux) comme ce Meerkartroulette. Outre les usages pour les journalistes « mobile embed » , certains politiques s’en saisissent comme aux Etats-Unis prolongeant le répertoire de la causal political video prête à être partagée sur les réseaux sociaux comme interview par le biais de l’application Merkaat de la White House press secretary.

 

La visite distale ou ce que je vois de mon periscope

A suivre donc sur ce blog et ailleurs. Autre chantier en cours avec le développement des pratiques de « regard filmé » avec les appliations de live mobile, les questions de droits de reproduction et de transmission notamment dans les spectacles et les manifestations sportives. Ou comme ici  avec l’application de live mobile Periscope qui permet d’entrevoir, à travers cette image-fente de l’écran vertical du téléphone, qui permet d’entrevoir une séance de calligraphie.

 

La pratique de la visite distale, c’est à dire la visite à distance, s’observe comme l’un des usages juvéniles des applications de live mobile. Suivant la métaphore des « ados vampires » se socialisant tard dans la soirée, des sessions vidéo mobile en direct sont annoncées sur Twitter sous des accroches « On papote » ou « qui veut se faire un live ce soir ».

 

 

Lors de ces cessions, lycéens ou étudiants parlent de leur vie quotidienne ou répondent aux questions, blagues et autres insultent qui surgissent comme des bulles de tchat sur l’un des côtés de l’interface tandis que que l’autre partie du tryptique des coeurs éclosent. Au centre, l’image verticale permet d’entrevoir l’hôte et un pan de décor domestique.

 

 

 

 

A l’instar des films des premiers et du genre « trou de serrure » que la firme Pathé avait popularisé, les usages naissants du live mobile réinventent cette invitation à regarder au-delà des écrans et à s’inviter en imagination chez tout à chacun.

Pour citer cet article

 

« Express Yourself 3.0 ! Le mobile comme média de la voix intérieure »

« Express Yourself 3.0 ! Le mobile comme technologie pour soi et quelques autres », version de travail mise à jour du chapitre initialement paru dans  « Téléphone mobile et création”, sous la dir. de Laurence Allard, Roger Odin, Laurent Creton”, Armand Colin, 2014.

Longtemps, le téléphone a été considéré comme relevant des technologies de communication dont le paradigme d’innovation était celui de « la voie lointaine ». Communiquer à distance avec d’autres a longtemps constitué l’horizon du développement technique de la téléphonie conduisant au premier appel passé il y a 40 ans, le 3 avril 1973 par Martin Cooper, ingénieur chez Motorola à New York, depuis la Sixième Avenue. Lors de précédents travaux[1], nous avions thématisé le téléphone mobile comme relevant de « technologies du soi » et pouvant être décrit comme une topique de la subjectivité des individus, comme un support d’expression de l’intériorité des sujets. Cette hypothèse avait été énoncée notamment à propos de l’usage que pouvaient en faire, dans les pays émergents, les femmes pauvres ou les plus jeunes, disposant avec le téléphone d’une « chambre à soi » (Virginia Woolf) quand plusieurs générations vivaient sous le même toit ou lorsqu’une jeune fille mariée de force partait vivre avec son mari loin de sa famille. Étayant une individuation réflexive, il constituait un outil d’empowerment pour des usages citoyens et humanitaires des téléphones mobiles dans le monde.

Sans tomber dans une perspective privatiste et en réaffirmant que pour être un témoin du monde, il est nécessaire de se construire réflexivement comme un sujet, nous voudrions montrer ici que le téléphone mobile, tout en demeurant une technologie de communication avec autrui, devient également un authentique moyen de communication de soi avec soi-même. Ce qui nous incite à suivre un nouveau paradigme dans l’usage des technologies de communication, non plus placé sous le seul signe de la « voix lointaine » mais également guidé par les métaphores de «la voix intérieure». En effet, parallèlement aux interactions à distance ou en co-présence déjà bien connues, le téléphone mobile outille désormais la médiation de soi avec soi-même. La dernière vague d’applications mobiles comme Whisper ou Secret s’implante dans ce registre automédiale du mobile.  Et sous des formes automédiales qui ne sont pas seulement résumables aux seuls selfies, dont l’effet-genre[2] vient justement réordonnancer le caractère singulier et « sauvage » des pratiques mobiles.

L’hypothèse du mobile comme « média de la vie intérieure » est basée sur des récits de pratiques et des observations des usages d’une large panoplie d’outils, de services et de contenus à disposition aujourd’hui, allant du téléphone portable à la tablette tactile, du tchat à Facebook, des photographies aux SMS menées dans de nombreuses enquêtes de terrain. Ces récits et observations montrent comment, au sein de cette panoplie transécranique et transmédiatique, le mobile occupe désormais aussi la place d’une « technologie pour soi » entendue au sens de médium d’expression d’une subjectivité mais également comme un terrain d’exercice de l’intériorité sous ses différentes facettes. Ce faisant, il est pratiqué, avec une part de créativité ordinaire dans le cadre d’une stylistique de l’existence, comme une technologie à travers lesquelles émotion, action et représentation sont à penser suivant ce que nous désignons comme un « double agir communicationnel ». Ce glissement du téléphone mobile de technologie de communication à une technologie du soi/pour soi s’inscrit dans un mouvement d’encorporation des outils sous l’aspect d’un continuum « soma-technologique » qui s’éprouve dans la discontinuité. Ce qui pose in fine la question d’une anthropologie symétrique entre humains et artefacts, entre corps et esprit qui permettrait de penser notre relation au mobile en tant que compagnon d’existence et compagnon de nos sens dans un moment d’extension des portables aux objets mettables (wearable devices du type montres intelligentes). Dans le cadre de cette anthropologie non-compétitive, penser  les technologies de soi comme technologies du corps permet de formuler un récit alternatif à l’idéologie du transhumanisme.

La suite de l’article par ici


[1] Laurence Allard, Mythologie du portable, Éditions Le Cavalier Bleu, Paris, 2010

[2] Laurence Allard « Le selfie, un genre en soi. Ou pourquoi, il ne faut pas prendre les selfies pour des profil pictures ? », Janvier 2014 in Mobactu : http://www.mobactu.org/?p=904

 

[MAJ] Selfie, un genre en soi. Ou pourquoi il ne faut pas prendre les Selfies pour des profile pictures

Selfie, tel est le nom de ce nouveau genre qui serait emblématique de la photographie smart et connectée. La télévision titre sur « La folie du Selfie » dans des reportages où l’on voit des touristes se prenant en photo avec leur mobile retourné vers eux et derrière la Tour Eiffel. Une canne à selfie a également été inventée pour cadrer plus encore l’arrière plan significatif de ce portrait de soi renouvelé qui occasionne son interdictions dans certains musées et dans divers lieux touristiques là où les bonnes pratiques du selfie sont tolérées. Le genre Selfie en effet un nouveau répertoire d’actions photographiques de plus en plus observable avec même des photographes comme ici Pete Carr captant des selfographes sur le vif à Venise.

Le processus de consécration du genre « Selfie » et notamment son entrée dans l’Oxford English Dictionnary ont été suffisamment bien décrits ici et là. En parcourant la prose du web, on a parfois l’impression que ce terme vient requalifier des usages anciens d’autoportraits numériques par webcam ou mobile que l’on rencontraient notamment dans les profile pictures (#PP) des sites de réseaux sociaux. Le nominalisme trouverait ici un terrain d’exemplification en nommant une expérience déjà là avec des variantes infinies sur le terme tels ces « Usies » pour désigner le selfie de groupe ou encore des Healthies en rapport avec les portraits de soi en sportifs acharnés.

Mais cette querelle d’usages anciens et des nouveaux genres n’est pas le propos de ce billet. Il s’agit ici de ne pas faire prendre les Selfies pour les profile pictures comme certains le prétendent en surfant sur le buzzword de l’année et redécouvrant que le Soi digital est par définition un signe et que les échanges interpersonnels passent désormais par l’image  et les applications mobiles plus que par les SMS qui connaissent leur première baisse depuis 30 ans. Cette vidéo humoristique figure le futur iconisée de la conversation par le recours aux emoji -emoticons visuels mais dès à présent certains parlent de « génération selfie » avec plus de la moitié des jeunes nés entre 1980 et 2000 ont partagé ce genre de photos mobile.

Nous voudrions plutôt mettre en avant l’hypothèse que le Selfie comme genre est la promesse d’un nouvel ordonnancement esthétique dans les pratiques photographiques mobiles foisonnantes jusqu’alors de créativité ordinaire. Le Selfie s’autonomise de différentes traditions d’usage comme la présentation de soi avec les profile pictures ou l’autoportait pictural et socialise la conversation iconisée que des propositions comme FaceTime ont initié.  De même que les applications ont pu spécifier, au plan économique, un contenu mobile en 2007, le Selfie permet, depuis 2013, de délimiter un genre propre au smartphone au plan culturel. Bref, nous soutenons l’idée que le Selfie tend vers l’art quand la photographie mobile dérivait vers l’usage créatif.

La photographie mobile : en deçà du Selfie, l’art de se connecter à soi-même

« Existe t’il un Art Mobile ?  »  est l’une des questions soulevées dans  l’ouvrage « Téléphone Mobile et Création« , à paraître le 19 février2014 aux éditions Armand Colin, sous la direction de Laurence Allard, Roger Odin et Laurent Creton. Les différents auteur-es- répondent en montrant que les pratiques mobiles, du texto à la photo, de la géolocalisation à la playlist, du Sahel à la Suisse en passant par l’Afrique du Sud, relèvent jusqu’alors d’une créativité ordinaire plus que d’un Art mobile stabilisé. Et cet âge d’or de la créativité mobile se présente jusqu’à  présent sur un jour désordonné car tel est le propre de la créativité comme le suggère l’économiste Thomas Paris dans sa conclusion.

Dans cet ouvrage, je plaide le fait que le téléphone mobile représente une technologie de communication à d’autres mais aussi pour soi, qui nous connecte à nous-mêmes, sans pour autant réduire tout l’éventail des pratiques photographiques automédiales au seul genre Selfie. Permettant de développer un double agir communicationnel entre émotion et expression – comme dans le rapport entre musique et danse -, la photographie mobile est usitée comme média de la « voix intérieure », ouvrant ainsi, aux côtés de la « voix lointaine », un nouveau paradigme d’innovation dans l’histoire des télécoms. Le caméraphone, en plus d’un appareil photographique embarqué dans un mobile, devient également une technologie de communication entre soi-même et quelques autres, une « technologie de la stylistique de l’existence » (Michel Foucault). Comme nous le développions dans un billet précédent, la photographie mobile est pratiquée sous le mode psychique « je vois, j’envoie », 8 fois par jour en moyenne et prend la forme d’une textualité hybride faite d’images, d’images de textes ou de captures d’écrans mais aussi de graphies diverses. Et parmi ces images-textes exprimant un sentiment et le communiquant à d’autres via des applications comme Snapchat, on a pu compter les photos de soi prises par/de soi-même, les dits « Selfies. »

Il reste donc à comprendre comment au moment où le mobile nous connecte à nous-mêmes, les médias ne voient de ce nouveau média de la voix intérieure que le seul Selfie.

Des arts de faire photographique à l’état sauvage ?

Jusqu’alors, les arts de faire photographique des usagers du mobile sont demeurés, dans une certaine mesure, à l’état sauvage. Ce caractère désordonné se manifeste dans des pratiques fonctionnelles du caméraphone. Dans cette visée pragmatique, la textualité mobile est pourtant très inventive mixant  image et textes comme par exemple ces photos de listes, d’étiquettes, de papiers d’identité, de règles de jeu etc

Les espaces de publication de la photographie mobile sont également très diversifiés, du MMS à Twippic ant par Snapchat ou Instagram, ainsi que ses registres et temporalités de publication, de la photo que l’on n’enregistre même pas au partage sur son compte Facebook en passant par une photo que l’on garde pour soi, valeur ultime à l’âge de la « publitude. »

La photographie mobile est également usitée dans une fonction conversationnelle, c’est pourquoi sa valeur sociale réside dans son partage comme également nous l’indiquions dans cet article. Selon un sondage TNS Sofres de juin 2014, 51% des personnes interrogées partagent leurs photos sur internet. Selon le rapport annuel de Mary Meeker « 2014 Internet Trends » paru en juin 2014, 1.8 milliard de photographies sont partagées chaque jour dans le monde soit la multiplication par 5 en deux ans de ces pratiques corrélées elles-mêmes à la montée des applications de messagerie mobile. Mais cette visée communicationnelle n’épuise pas tous les modes d’existence de la photographie mobile.

Ce caractère foisonnant, désordonné – spontanéiste diraient certains – de la photo mobile amène ainsi à observer au petit matin dans le métro parisien un type de  Selfie pas même enregistré comme l’invente cette jeune femme qui se maquille  en utilisant le mode autoportrait de son appareil photo mobile. On peut également rencontrer des usages « no MMS »  de Snapchat par ce groupe de lycéens dans un mall de Montpellier partis à la recherche d’un cadeau et qui envoient les photos d’objets et de vêtements à l’autre partie de la bande. Pourquoi Snapchat ?  « Pour ne pas avoir de photos dans ce style stockées inutilement sur son téléphone » m’expliquent t’ils. Il y a encore ces enfants qui demandent aux parents de photographier le défilé du 14 juillet, déléguant ainsi leur regard au téléphone mobile, faute de pouvoir se hisser à la bon hauteur dans la foule. Comme le schématise cette illustration extraite de l’ouvrage de Nicolas Nova et alli, Curious Rituals: Gestural Interactions in the Digital Everyday (Near Future Laboratory Press, Genève, 2012).

Ces hacks d’usage métamorphosant le caméraphone en miroir de poche, en photocopieuse sous la main  ou en périscope high tech, relèvent des pratiques ordinaires de la photographie mobile par le détournement du matériel, et semblent loin du Selfie.

 

 

 

Le Selfie, anoblissement d’une pratique triviale ou l’expressivisme people

Mais voilà, le Selfie est venu mettre un peu d’ordre et d’esthétique dans les pratiques triviales de la photographie mobile, lui faisant acquérir ainsi ses lettres de noblesses et la réinscrivant dans l’histoire de la culture visuelle, aussi populaire soit-elle. Comme l’exprime cette relecture de l’art d’Instagram suivant les travaux de John Berger « Ways of seeing« , tous les genres picturaux traditionnels s’y rencontrent : #foodporn est une nature morte, les #selfies des autoportraits, les photos de vacances renvoient à la peinture paysagère sans compter les nus que cette mini-galerie d’art portable offre en plus des nombreux clichés de ce genre sur Snapchat.

Ce n’est pas hasard si ce sont les personnalités et les politiques qui ont été les maîtres d’oeuvre de cet anoblissement. Dans le contexte de l’individualisme expressif où l’aura d’un people est désormais étalonnée sur son caractère médiatiquement authentique, il s’agit de surjouer « le touriste du quotidien » (André Gunthert) et de montrer que l’on sait faire ses photos « à la main ». Aux flash des paparazzi, le people à l’ère du mobile préfère les défauts de cadrage supposés des mobinautes ordinaires, tronquant les corps ou les visages pour mieux mettre en scène la relation indexicale entre le Selfie et son modèle. Le Selfie est ainsi un format d’authentification du people comme homme ou femme usager du mobile comme 6 milliards d’humains.Et parmi les gens d’image consécrateurs, le cinéaste Jean-Luc Godard pris en train de « seflier » sa sélection pour le festival de Cannes 2014. Ces pratiques donnant à des articles chagrins et nostalgiques sur la « maladie du Selfie » trivialisant le Festival de Cannes. Ce genre est également décliné dans la communication politique de Barack Obama avec un jeu sur l’un des codes du seflie comme photo « prise à la main » que prolonge la canne à selfie (selfie stick). Le photographe Martin Parr a mis en abyme la pratique de la photomobile par selfie stick dans une série postée sur son blog.

obama selfie stick

 

Le Selfie, l’art mobile par excellence et sa médiation

Un autre groupe d’acteurs clés de la consécration culturelle du Selfie est constitué par les artistes à la recherche d’un art du mobile. Le Selfie s’inscrivant dans la tradition de l’autoportrait constitue un terrain d’exercice artistique tout trouvé. Parmi les artistes de la photographie mobile, citons la talentueuse Eloïse Capet, présidente du Mobile Art Group of Paris. Il s’agit pour ce groupe de proposer des pratiques artistiques de la photographie mobiles : « Les images prises avec des smartphones, travaillées avec des applications et publiées sur le web social composent des objets photographiques d’un genre nouveau. Elles renouvellent en profondeur les pratiques photographiques, favorisant ainsi l’émergence d’une avant-garde d’artistes mobiles« . Dans un court entretien réalisé avec elle le mercredi 8 décembre 2014, Eloïse Capet affirme qu’elle cherche bien « à délimiter un photographique mobile comme un art » en partant des pratiques ordinaires, de la créativité amateur et en travaillant sur la base d’applications, « son regard et sa gestuelle » comme un artiste le ferait avec un autre moyen d’expression (pinceaux…). En cela, elle se situe dans la quête d’une pratique artistique de la photographie mobile, quête qui n’est pas toujours vue d’un bon oeil par les professionnels alors même qu’elle n’est pas concurrente : « Nous demandons simplement que soit reconnue une créativité nouvelle, spécifique aux smartphones, en train d’émerger avec des expositions dans des Galeries d’Art » comme l’exprime Eloïse Capet, elle-même exposée à Paris.

 

 

Les praticiens de la médiation digitale réunis notamment autour du réseau Muzeonum se sont  également intéressés à la place de la photographie mobile dans leur recherche des formats de participation renouvelés des publics (au musée mais aussi online) tels Sébastien Magro, Yannick Vernet, Gonzague Gauthier et Omer Pesquer. Dans le cadre du colloque « Mobile, Education, Médiation » des 5-6 décembre 2013, organisé par le groupe de recherche « Mobile Création » de l’IRCAV-Paris 3, ils  ont par exemple mis en avant le rôle des publics participatifs à travers ces Selfies à la mode Frida Khalo épinglés par Omer Pesquer (aka @_omr) à l’occasion de l’exposition au Centre Pompidou. Une action  Selfie au musée est ainsi proposée par les professionnels des musées. En mars 2015, à l’occasion de la MuseumWeek sur Twitter, une journée  #poseMW est proposée embrassant parmi les mises en scène de soi au musée, le genre selfie. On peut également citer le hashtag#MuseumSelfie très riche à cet égard. Le Selfie apparait dans le champ de la médiation digitale comme un support assez idéal pour inviter des publics à s’approprier une tradition picturale séculaire comme l’autoportrait et à jouer à voir avec et comme les peintres exposés. Le Selfie au musée des visiteurs devant leurs toiles préférées, en tant qu’image  partagée sur les réseaux sociaux mobiles comme Instagram, aménage une connexion de l’espace muséal à d’autres scènes et permet de lier publics et non-publics à travers une photo comme un clin d’oeil faite à soi-même et à d’autres. Le Selfie au musée incrustant le visiteur dans l’histoire de l’autoportrait, mettant en scène un tête avec les toiles – « La Joconde et Moi » –  n’est pas pas réductible à un geste narcissique, dans lequel ce genre mobile pourrait être renfermé. En se figurant aux côtés du modèle dans un Selfie, comme on peut l’observer couramment dans les salles d’exposition, le visiteur du musée s’immerge en quelque sorte dans l’oeuvre. « Our objects inspire selfies. We have succeeded in being relevant which yes is important. We serve the public and the public likes to take selfies. I still don’t see what’s so wrong with that » écrit ainsi Mairin Kerr spécialiste de l’éducation et des musées dans un billet intitulé « The Value of Museum Selfies »

 

Le Selfie apparaît ainsi comme un bon outil dans la panoplie transmédiatique de la médiation numérique et mobile. Des appels opportuns à la prise de Seflie sont lancés par les institutions culturelles ou les villes auprès des publics ou des touristes comme le #selfouille à l’occasion des Journées Nationales de l’Archéologie en juin 2014 ou pour l’anniversaire des 70 ans de la Libération de Paris avec le hashtag #Wearefreemerci. La ville de Paris encourage les touristes amoureux à poster des seflies au dépend des cadenas d’amour lestant les ponts de Paris comme la Passerelle des Arts sur une page dédiée #lovewithoutlocks.

A noter que la pratique photographique mobile selfiesque dans les musées est désormais reconnue en France dans une « Charte des bonnes pratiques photographiques » – intégrant l’interdiction de la seflie stick – dans les établissements patrimoniaux après notamment des interdictions déjouées par des spectateurs célèbres lors de Monumenta 2014 ou encore au Festival de Cannes 2015 et surtout les actions répétées du collectif OrsayCommons.

 

 

 

Mises en exposition du selfie (genres, publics, espaces) 

Du seflie au musée mis en avant par certains établissements pour valoriser le rôle créatif de leurs publics à l’exposition en galerie les réinscrivant dans l’histoire de l’autoportrait picturale et photographique, c’est le trajet que les invités de la rencontre de « Mises en exposition du seflie (genres, publics, espaces) » organisée par le groupe « Mobile et Création » (IRCAV-Paris 3) ont déplié en juin 2015 à l’occasion d’une exposition « Avatars » dans la galerie Mobile Caméra Club. Pour contrer une lecture de type « retour à l’ordre esthétique » de cette transmutation du « seflie » en « autoportrait mobile » que semble ratifier ce titre de Rue 89 « Plus de seflies, Dieu merci des autoportraits« , il nous a semblé intéressant de montrer comment les musées s’ouvrent à cette pratique créative populaire, ce genre vernaculaire de la photographie mobile et comment les artistes mobile réinventent l’art de l’autoportrait. Cette rencontre  réunissant Nadine Benichou et Stéphanie Dupont de la Galerie Mobile Caméra Club, Vanessa Vox et Yannick Brice artistes mobiles et Omer Pesquer consultant médiation muséale a notamment mis en avant combien le genre « seflie » s’était stabilisé dans les usages ordinaires de la photographie et pouvait devenir un support, un terrain d’exercice pour des créations dont la palette est désormais constituée d’applications pour smartphones et tablettes et qui supposent souvent deux temps entre la prise de vue et le traitement avec des outils hybrides associant aussi des appareils argentiques. Les terminaux mobiles y sont convoqués à trois titres soit comme source de la prise de vue, comme studio de postproduction et comme scène d’auto exposition en quête de reconnaissance. Les échanges avec les développeurs  sont courants et donnent lieu à des applications parfois « sur mesure » pour ces artistes mobiles béta testeurs. Ce type de création donne lieu à des selfies transfigurés dont en effet le propos expressif de « portrait de soi dans le monde » s’estompe. Cette dimension expressive étant par ailleurs valorisée par certains musées qui exposent sur les réseaux sociaux le résultat de l’activité selfiesque de leurs publics proposés par les médiateurs et des artistes invités.

L’effet genre du Selfie : un nouveau répertoire d’actions photographiques agentives, une esthétique localisable (« je suis là »/ » j’étais là avec »).

A ce stade de reconnaissance, le Selfie ne peut plus être plus avant confondu avec l’esthétique expressiviste des profile pictures mais les enquêtes à venir doivent porter sur « l’effet genre » du Selfie, c’est à dire sur la façon dont il va désormais inspirer un répertoire d’actions photographiques aux usagers du mobile. Un genre qui aura été spécifié par les artistes du mobile ou les praticiens de la médiation digitale mais qui sera pratiqué par tout à chacun. Le Selfie comme genre consacré ne peut plus tout à faire se confondre avec les pratiques d’autoportraits numériques, les profile pictures. Désormais, on pose « en mode Selfie » quand autrefois on prenait une photo mobile qui ne ressemblait qu’à elle-même voire à rien dans le désordre créatif du premier âge de la photographie mobile.

Le Selfie demeure donc une pratique démocratique mais est devenu un genre en tant que tel avec ses codes esthétiques (cadrage indiciel…), ses contenus thématiques (« moi »/ »moi et »),  ses clés d »interprétation (hashtags…) et ses scènes de publicisation (applications mobiles, réseaux sociaux…). Le caractère indexical du Selfie comme photographie prise à la main par un sujet présent au monde  prolonge également l’ontologie communicationnel du téléphone mobile de la « voix lontaine » résumée par la phrase liminaire des premiers appels par portable, le fameux « T’es où ? » pointé par Maurizio Ferraris. « Bonjour, je suis là » semble répondre aujourd’hui le Selfie dans un contexte d’usages de la conversation iconisée. Montrer où l’on est, avec qui, ce qui s’y passe…tels sont les messages exprimés par un Selfie au delà d’un simple autoportrait narcissique.

On peut désormais commencer à voir circuler des collections de Selfies qui vont performer la créativité  sur les codes du genre.  Ainsi les pratiques de cette jeune new yorkaise avec l’application Snapchat et ses fonctions de retouche.

En plus des oeuvres de cette jeune fille, il existe toute une galerie de selfie pris avec l’application Snapchat de SnapArt qui viennent illustrer la créativité langagière auxquelles donnent lieu les appropriations culturelles et artistiques des applications mobiles comme nous l’évoquons également dans l’étude des usages des emojis dans la conversation créative.

 

Sur 9Chan, qui fait office de base de données d’images prêtes à partager, certains vont redessiner des selfies. Des jeux visuels autour du genre « Selfie » s’organisent jouant avec d’autres effets de déformations faciales caractéristiques comme ici avec des essais de selfies panoramiques.

D’autres  pratiquent les prises de vue suivant des postures improbables dans cette série de de Selfies Olympics, petite battle ludique sur Twitter et Instagram. La performance de l’acte selfiesque est ici plus dans la gestuelle de prise de vue que dans ce qui est pris en vue. Ce n’est donc pas tant le référent ou le modèle qui est ici au premier plan que l’acte photographique comme geste.

Il existe ainsi un niveau « expert » en performance selfiesque consistant en un « no-hand selfie » sur le réseau social  Sina et donc le plus souvent supposant de tenir le smartphone avec ses pieds, pratique à ne pas confondre avec le #selfeet.

Cette dimension encoporée du Selfie est co-extensive des pratiques expressives mobiles caractérisées par leur agentivité, cette capacité à agir sur soi et le monde. Ce rapport techno-somatique au mobile expliquant en grande partie les questionnements autour de l’addiction numérique. Cette pathologisation a cependant son envers curatif par l’usage médical des selfies de patients pour la détection de maladies .

GoPro, Google Glass, Drones, Capto-photographie : les nouveaux engins mobiles de la vie filmée connectée

On notera ici qu’entre la hauteur de prise de vue non humaine du drone pouvant planer à plus de 200mètres en moyenne, le point de vue extrêmement subjectif des caméras type GoPro comme dans ce film tourné accidentellement par un singe, le Selfie « olympique » participe de ces cadrages contemporains dont l’échelle n’aura jamais été aussi étendue. Depuis le point de vue subjectif héroïque que promet la caméra  GoPro et son cadrage panoramique au point de vue non-humain surplombant qu’impose le drone, les nouveaux engins de prises de vue mobiles renouvellent l’histoire de la « caméra déchainée » expérimentée dans le cinéma expressionniste à travers ces formes visuelles contemporaines de la vie privée connectée mises en partage sur les réseaux socio-numériques.

 

La culture visuelle digitale modelée dans le mix des formats techniques et des traditions de genre intègre désormais le selfie dans des applications hydrides associant le cadrage 360 de la GoPro et le Gif animé.  Et le cadrage indiciel typique du selfie peut encore inspirer un type de cadrage « dronociel » à travers ce sous-genre baptisé « dronies » par certains.  Le genre Selfie inspire également une convergence technologique entre les wearable device et le drone. Le bracelet se transforme en drone qui va pouvoir photographier dans une situation extrême et/ou solitaire (escalade…). Une capto-photographie se déploie ainsi  aujourd’hui dans des accessoires portables d’images partageables tendant à faire de la vie une captation vidéo en temps réel dans le cadre d’une vie sociale de plus en plus médiée par les écrans.

Du Selfie en politique : transgressions et mobilisations

Le Selfie en politique a déjà connu une transgression avec l’épisode survenu lors de l’enterrement de Nelson Mandela. Les gros titres des journaux ont pointé le caractère irrespectueux de cette séance de distraction entre le président des USA, Barack Obama, le premier ministre anglais David Cameron et la première ministre danoise Helle Thorning Schmidt. Le Selfie en question n’aurait toujours pas été publié mais son making off a été capté par un photograghe de l’AFP qui regrette ce buzz manifestant « les limites d’une communication trop contrôlée pour les hommes et femmes politiques. »

 

 

C’est ce caractère fondamentalement transgressif du selfie comme portrait de soi dans le monde avec et pour d’autres dans lequel l’arrière-plan est tout autant porteur de sens – loin d’un simple cliché narcissique – qui est au centre de la polémique d’une campagne lancée pour le Holocaust Remenbrance Day 2014 invitant les plus jeunes à se photographier avec un proche survivant de la Shoah. Cet usage mémoriel du selfie est salué par certains comme un renouvellement des formats des cérémonies de commémoration en s’adossant sur les pratiques mobiles des plus jeunes générations mais contesté par d’autres qui suggère de ne pas seulement poster une photo avec les survivants de l’Holocauste mais surtout de dialoguer avec eux. Autre terrain de transgression, le pèlerinage à la Mecque qui inspire des pèlerins postant sur leur compte de réseaux sociaux des selfies inattendus au gram dam des autorités religieuses. La voix intérieure de la spiritualité trouve dans cet usage de la photographie mobile comme médium de l’intériorité une expression iconique qui peut sembler à la fois compréhensible dans la logique des usages et inappropriée au plan théologique.

Autre exemple de transgression dans le monde de la représentation politico-médiatique, le selfie des journalistes politiques s’offrant un « moment de légèreté » assumé dans le protocole bien ordonnancé des visites d’Etat » en retournant l’image vers eux-mêmes tandis que les « grands » de ce monde passent en arrière-plan. Le selfie impose son nouvel ordre esthétique en bousculant les canons officiels des cadrages politiques et intronisant au premier plan les « poseurs » de questions.

 

L’inversion de la hiérarchie visuelle entre l’avant et l’arrière champ mettant au premier l’auteur du selfie et au second plan la personnalité qui va donner une valeur symbolique à la photographie est également observable dans cette série mettant en scène la famille royale d’Angleterre transfigurée à l’état de passants ordinaires.

L’esthétique du selfie est moins à analyser sous la seule problématique de la photographie mobile connectée que de l’accès à la représentation de tout à chacun par le biais d’un appareil de prise de vue individuant, du côté des journalistes comme des hommes politiques à l’instar de ces selfies de remaniement ministériel. La chambre parlementaire française s’expose également à travers ce « selfie de victoire » lors du vote de la loi interdisant le mais OGM en mai 2014. Ce seflie à deux de parlementaires est d’ailleurs commenté non pas sur le fond de la loi mais sur le canon du cadrage indiciel « pas trop près les Selfies André, pas trop près ! 😉 »

Des mobilisation par le Selfie émergent comme cette action placée sous le hashtag #IVGmoncorpsmondroit, s’inscrivant à la fois dans l’histoire digitale des protestations par image –« We are the 99 percent » du mouvement Occupy Wall Street – et dans des usages plus politisés naissants du Selfie comme un genre en soi. Des campagnes contre le cancer  #nohairselfie vont également se baser sur ce genre vernaculaire avec des portraits de malade sous traitement afin de mobiliser pour des dons en faveur de la recherche médicale. Des #breflies (« selfies »+ »breastfeeding ») sont également imaginées par des mères pro-allaitement maternel censurées par Facebook.

La politique de la visibilité, qui est l’un des principes des mobilisations que les dites « révolutions arabes » de janvier-février 2011 que nous avons pointé dans un article de ce blog centré sur le rôle du mobile, s’actualise également au travers du genre « Selfie » avec ces jeunes iraniennes posant sans voile dans des portraits de groupe postés sur les sites de réseaux sociaux mobiles. En Tunisie, des protestations s’exercent via des #SelfiePoubella pour moquer la manie du Selfie de la ministre chargée du tourisme. A l’instar d’une technologie de communication devenue globale, le selfie devient un genre universel pouvant accueillir des luttes locales. La réception transnationale d’une mobilisation au caractère localisé se trouve aménagée à travers l’universalité des codes selfiesques comme ici avec cette campagne birmane contre la haine inter-religieuse en Birmanie appelant à poser toutes religions confondues et à partager cette représentation apaisée de la nation.

Dans la perspective des usages d’internet comme database de répertoires d’action protestataires, le « Selfie des oscars 2014 » est devenu un pattern de représentation des mobilisations en Turquie animées par des smart citizens qui s’inscrivent dans les jeux de langage visuels du web. Le selfie protestataire, de la rue à l’isoloir, constitue un élément de la politique de la visibilité des mobilisations connectées.

 

Un sous-genre « selfie de manifestation » semble émerger comme c’est le cas en France lors de la manifestation interdite du 19 juillet en soutien aux habitants de la ville de Gaza qui fait écho à un autre pris à Istanbul en mars 2014 lors de nouvelles protestations contre le premier ministre. Le seflie comme genre en soi apparait ainsi comme une toile de fond universel permettant d’exprimer localement et individuellement une contestation politique.

 

 

Autre exemple de pratiques du seflie dans un contexte politique, le hasthag #selfisoloir qui met en scène les coming out électoraux lors de l’élection municipale en France de mars 2014. Là encore, l’hypothèse que le genre selfie ouvre un répertoire d’actions photographiques sur la base d’usages préexistants proliférants se trouve validée. Durant la campagne présidentielle 2012, nous avions observé que le tabou du vote n’était pas levé systématiquement par les interactions sur les réseaux sociaux, ce qui donnait sens aux coming out électoraux des jours j d’élections notamment au travers de photographies des bulletins de vote. Le sous-genre « selfie dans l’isoloir », qui présente – en raison du secret qui règle le vote en France – un caractère de légalité discutée, vient à la fois s’inscrire dans cette logique de dévoilement revendiqué de son intimité politique et permettre de circonscrire un espace de publicisation de ce coming out électoral, espace au croisement de différents sites de réseaux sociaux convergent vers un même canal sémantique #selfisoloir. Cette effraction intentionnel du secret de l’isoloir peut constituer un outil civique et un support de mobilisation électorale expressif engageant à aller voter avant tout et pour telle ou tel candidat ensuite pour faire barrage à l’extrême droite.

En Afrique du Sud, lors des élections nationales et régionales d’août 2014, les selfies ont été interdits dans les isoloirs mais le « corps électoral » a été exposée de façon détournée et rusée par certains électeurs.

Et si le genre Selfie peut offrir à présent un répertoire de prise de vue encadré, ce retour à un certain ordre esthétique pourrait lui-même donner lieu à de nouveaux autres détournements.

Détournements et retournements du Selfie

Comme par exemple le parodique genre Felfie imaginé par des agriculteurs/trices anglais associant de façon ludique les mots « selfie » et « farmer » pour se se relier à d’autres mondes, sortir de l’isolement les fermiers/fermières et se faire mieux connaître. Un compte Twitter des Felfies du Salon de l’Agriculture 2014 a été ainsi créé exposant ainsi les hommes politiques de différentes « écuries. »

 

Ou encore ces parodies du selfie le plus retweeté – à 2 millions – pris lors de la soirée des Oscars 2014 illustrant la modalité discursive  de second degré par défaut d’Internet, machine à remixer et à détourner tout discours notamment ce qui était aussi une publicité pour un célèbre fabricant de smartphone et de tablette, et qui inspire les protestataires turques comme signalés plus haut.

 

#selfiecharlie : un visage pour le droit à la représentation

Après l’assassinat des dessinateurs journalistes, des policiers et d’un agent d’entretien dans les locaux et aux abords du journal Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, après la marche républicaine du 11 janvier rassemblant plus de 3 millions de manifestants en France, le « numéro des survivants » comme est appelé le Charlie Hebdo n°1178 sorti le 14 janvier a donné lieu à une ruée dans les kiosques et marchands de journaux. Deux hashtags #selfiecharlie et #jaimoncharlie sont utilisés par ceux qui posent avec leur exemplaire devenu si précieux. Ces deux hashatgs forment une chaîne symbolique avec #jesuischarlie revendiqué  3,5 millions de fois au vendredi 9 janvier, l’un des « records » de tweets si l’on peut s’exprimer encore ainsi dans ce contexte. S’en s’affiliant à ces « canaux sémantiques » sur les sites de réseaux sociaux, il s’agit de communier à la fois comme un tout collectif et  en tant qu’individu libre de penser et de s’exprimer. Les #jesuischarlie en viennent à former une figure commune symbolique, un #nousommescharlie. Plus spécifiquement, le #sefliecharlie expose le visage, souvent des jeunes filles et garçons sur instagram, de ce #jesuischarlie. L’inscription dans la genre selfie, ce portrait de soi dans le mode, vient en quelque sorte parachever une mobilisation  pour le droit à la représentation, à la figuration, à l’expression de toutes les idées.

 

 

 

 

 

Pour conclure, en écho à la proposition de la Nasa de composer un selfie global, tel un portrait vivant de la Terre ou ce selfie de la comète Rosetta, un autre détournement possible est encore de retourner l’appareil vers le monde pour mieux se connecter à soi-même comme le figure le remix mobile de ce célèbre portrait de Caspar David Friedrich. D’autant que le selfie serait un très terrain d’exercice des algorithmistes de la reconnaissance faciale

PS : pour poursuivre la réflexion cf l’entretien « Le selfie est un portrait de soi dans le monde » dans  Libération/Ecrans par Erwan Cario et Camille Gévaudan que je remercie très sincèrement!

 

 

 

 

[MAJ] Qu’est ce qu’une photo à l’ère du numérique et du téléphone mobile ?

Dans la foulée et en complément de l’émission Place de la toile du 28 septembre 2013 consacrée à la « photographie à l’ère numérique » à laquelle j’ai eu le plaisir d’être conviée par Xavier de la Porte, Alexandre Jubelin et Thibault Henneton aux côtés d’André Gunthert et de Jean Christophe Bechet, voici quelques réflexions issues de données ethnographiques récentes mettant en avant la vie matérielle et sociale du digital -au double sens anglo-saxon et français du terme car car avec le développement des interfaces tactiles sur les mobiles mais aussi sur les écrans d’ordinateur et les tablettes, les pratiques numériques sont de plus en plus incarnées et sous la main. Ces hypothèses font l’objet approfondi également d’un article à paraître en février 2014 aux éditions Armand Colin dans l’ouvrage collectif Téléphone Mobile et Création, sous la direction de Roger Odin, Laurent Creton et Laurence Allard.

A la question liminaire de l’émission, qu’est ce qu’une photo à l’ère numérique et de la connexion généralisée, nous répondrons : « une image-texte prise 8 fois par jour avec mobile sur le mode psychique je vois/j’envoie. »

Tous des praticiens curieux

C’est, en effet, le plus souvent à partir de son mobile que sont prises les photographies aujourd’hui avec 5,2 milliards de mobiles actuellement en service dans le monde, 4,4 milliards dotés d’un appareil photo et 82% des mobinautes prenant des photographies avec leurs mobiles suivant le rapport de Mary Meeker en juin 2013. En France, en juin 2013, 2,5 millions de mobinautes, soit 11,4%, ont consulté un site ou une application de photographie (Médiamétrie). La photographie vient après le texto et la voix dans l’usage du mobile. Pendant que l’on textote et converse oralement 20 fois par jour en moyenne, on prend des photos à l’aide de son téléphone mobile 8 fois par jour selon Tomi Ahonen. Sachant par ailleurs que le téléphone mobile équipe 75% de la population mondiale selon les derniers chiffres de la Banque Mondiale et que l’on comptabilise 71 millions de cartes SIM en France au 30 juin 2013 selon l’ARCEP, il devient délicat de décrire comme « amateurs » tous ceux qui, plusieurs fois par jour, prennent en photos des choses aussi diverses qu’une liste de courses, une carte de visite, un cours de maths manqué, une ordonnance, une paire de chaussures d’enfants, un meuble chez Ikéa, le jardin des Tuileries au coucher du soleil, des casques de scooter ou des plats japonais. A la fois sensible à  la beauté d’un paysage ou d’un place ou bien utilisant prosaïquement le caméraphone comme photocopieuse de poche, nous usons de la photographie sur mobile au singulier de la pratique. Cette singularité des pratiques au sein d’une panoplie transécranique et transmédiatique – avec 64% de multi équipement entre ordinateur, téléphones, dont  24 millions de smartphones 6 millions de tablettes selon le  rapport Credoc 2012 sur la diffusion des nouvelles technologies – rend le dispositif de catégorisation asymétrique « amateur/professionnel » peu opérant. Nous sommes en effet bien plus tous des praticiens, des praticiens curieux des outils, des autres, du monde qui trouvons avec la photo mobile un support d’expression personnelle et d’interactions sociales. La « culture de la curiosité » qui avait prévalue au XVIIème siècle et décrite par  Krzysztof Pomian (1987) avant justement le règne des amateurs puis des experts et des professionnels, semble de nouveau être le milieu dans lequel s’exerce la pratique du  mobile en général et de la photographie en particulier. Comme l’exprime C. opticienne de 52 ans demeurant à Paris, «C’est devenu un réflexe de prendre mon iPhone quand je me pose une question…L’autre fois je me demandais à quelle hauteur était la Tour Eiffel. Mon fils me dit «t’es folle avec ton téléphone» . Moi je suis juste curieuse
Outre ces données de terrain que l’on peut compléter par l’observation de plus en plus récurrente de la qualification de « curieux, curieuse » dans les profils sociaux, dans le cadre d’une anthropologique symétrique des technologies connectées des humains aux machines en passant par les animaux à laquelle nous oeuvrons, il nous semble difficile de continuer à décrire des pratiques amateures de façon asymétrique par rapport à des supposés professionnels du téléphone mobile ou d’internet que nous serions bien en peine d’interroger.

Le mobile comme média de la voix intérieure : je vois, j’envoie

Prendre une photo mobile pour assouvir sa curiosité, à la manière d’un « touriste du quotidien » comme l’a joliment proposé André Gunthert dans l’émission « Place de la toile » du 28 septembre 2013, comme forme d’appropriation de la culture, n’épuise cependant pas tout le spectre des pratiques de la photographie mobile observées.

C’est la leçon d’une enquête récente menée au sujet des « Individus connectés » que de nous inciter à suivre un nouveau paradigme dans l’usage des technologies de communication non plus placée sous le signe de la « voix lointaine » mais sous la métaphore de « la voix  intérieure. » En effet, il semble que dans les récits de pratiques,  un usage de communication de soi avec soi-même du téléphone mobile se déploie parallèlement aux interactions à distance ou en co-présence déjà bien connues.

Dans « Mythologie du portable » paru en 2010, nous décrivions le téléphone mobile comme une « technologie du soi » suivant la définition de Michel Foucault (2001 : 304), c’est à dire un support à la connaissance de soi à la manière des Hypomnémata des anciens, comme une topique de la subjectivité, comme un support d’inscription de l’intériorité. Cette hypothèse avait été énoncée notamment à propos de l’usage qu’il était possible d’en être fait par les femmes pauvres ou des plus jeunes disposant avec le téléphone d’une « chambre à soi » (Virginia Woolf) dans les pays émergents quand plusieurs générations vivaient sous le même toit ou lorsqu’une jeune fille mariée de force partait vivre avec son mari loin de sa famille. En cela, in constituait un outil d’empowerment que les usages citoyens et humanitaires des téléphones mobiles analysés également dans cet ouvrage confirmaient.

Au sein des pratiques photographiques mobiles, nous avons vu poindre plus avant cette problématique d’un téléphone mobile comme média de l’intériorité. Lorsque S., documentaliste de 60 ans, habitant à Paris, décrit cette pratique compulsive  «Quand je rentre à pied du travail et que je traverse les Tuileries, je ne peux pas m’empêcher de les prendre en photos avec mon iPhone »  ou quand est publiée sur Instagram cette photo de paysage avec comme commentaire « J’aime la Bretagne » (A., technicien, Paris)  et enfin quand un auteur tombe sur son livre en librairie et ne peut s’empêcher de le prendre en photo et la publier sur son compte Facebook avec ce titre « ça fait plaisir » (E, enseignant, Avignon), ce sont autant de situations où une émotion ou un sentiment sont exprimées par l’intermédiaire d’une photo mobile envoyée ou pas, commentée explicitement ou gardée pour soi. On peut émettre comme interprétation qu’avec leur généralisation, les photos prises avec le mobile semblent devenir un medium utilisé pour créer, améliorer ou reproduire des émotions, des états d’affects et des manières d’être dans une situation donnée. En suivant l’ethnométhodologue Tia de Nora (2001), on peut dire qu’elles semblent permettre à l’instar de la danse qui place la musique au cœur même de nos vies physiques de créer continuum entre émotion, expression et action.

Snapchat : plus que l’éphémère, la synchronisation des flux de pensées

Alors que nous faisons corps avec nos mobiles dans une unité existentielle encorporant des technologies, la photo mobile nous connecte à nous-mêmes au plan psychique et peut être considérée aussi comme un moyen d’agir sur soi-même.

Cela semble être le cas dans certains usages de Snapchat – avec 200 millions d’images par jour – qui sont trop souvent réduits à une logique temporaire de l’éphémère alors même que l’une des pratiques virtuoses de cette application – supposant de programmer la réception d’une image à mois de 10 secondes en touchant l’écran – est justement de réaliser une capture d’écran afin de conserver une trace de ces images débridées o u méconnaissables de soi que l’on concèdent à quelques uns.  Ainsi E., lycéenne en Ile de France, envoie des Snapchat sur « tout et n’importe quoi. Objets ou lieux qui lui font penser à quelqu’un » et qu’elle envoie dans l’instant même à ses contacts. Ces usages constituent parmi d’autres des détournements ou user hacks de Snapchat dont les praticiens du numérique et du mobile en général sont experts à travers leur panoplie d’outils, de services et de contenus. Ceci nous montre combien les discours d’accompagnement prescrivant des usages de telle ou telle application sur le registre de l’éphémère et de l’autoportrait défiguré (selfie) à  telle catégorie d’âge enferment les adolescents dans un rôle de « singes savants » voire de « mutants » du numérique, bien loin de la pluralité de leur registre de pratiques plus distanciées et ironiques que les adultes peuvent l’imaginer.

 

Cet exercice sur la synchronicité entre flux de pensées, expression photographique et missive mobile documente un registre plus intérieur que patrimonial de la photo mobile. A noter également que le réseau d’amis Snapchat relève de ces cercles sociaux ad hoc délimités par des contraintes techniques et économiques à la manière du tchat BBM détourné en son temps par les adolescents comme un espace de discussion plus fermé que Facebook et plus restreint encore que Twitter.

Selfie, l’autoportrait connecté : de l’image de notre voie intérieure aux témoignages publics de corps rebelles

Le selfie a été introduit parmi les mots de l’année 2013 dans l’Oxford Dictionary. Depuis le développement de la photographie mobile, chacun de nous a du déjà se prendre en photo sans donner un nom à cette pratique. Certains usages de Snapchat relève de ce registre automédiale avec d’autres réseaux sociaux spécialisés qui font leur apparition comme « Shots of Me » lancé par le chanteur Justin Bieber supposant là encore de disposer d’un iPhone. Il est des selfies comme de toutes les photographies mobiles à l’âge de la publitude. L’autoportrait,  comme genre historique de la culture visuelle, suppose que son mode d’existence soit public. Qu’il existe des réseaux sociaux dédiés, que le tag #selfie sur Instagram se compte en millions, qu’il amorce des interactions  du type « tu es très belle », forme de validation du caractère authentique de l’image de soi que l’on dépose désormais sur les sites de réseaux sociaux, la rupture n’est pas là. L’identité a toujours été narrative et les portraits de mobile de soi exposés aux commentaires d’autrui constituent autant d’éléments biographiques pour l’individu connecté.  Le selfie peut au contraire rester strictement privé et conservé pour soi, comme image de notre voix intérieure. Et ce nouveau paradigme des télécoms allant de la voix lointaine à la voix intérieure constitue le contexte inédit de ces autoportraits mobiles. D’autres usages sont également observables, montrant la singularité des pratiques du selfie. En effet, la photographie mobile s’inscrit également dans des formes de communications ne se réduisant par aux conversations digitales ordinaires. « Les mobile sont les yeux du monde » tweetait @persiankiwi durant la Révolution Verte en Iran de juin 2009. Le téléphone mobile retourné vers soi et l’autre devient ainsi une arme. Le selfie c’est aussi toutes les faces du Soi qui sont mises en connexion et des mobilisations photographiques émergent basées sur ce qui est émerge comme un genre en soi et ne réduit à des profil pictures narcissiques comme nous le montrons dans cet article et comme l’illustre une campagne # #IVGmoncorpsmondroit pour rappeler le droit à l’avortement en France.

Des images mobiles qui sont plus que des images : les matières multimodales de l’expression de l’intériorité

De nombreux récits d’usagers font part de leurs pratiques banales de photographies de billets de train ou d’avions, de passeports ou d’étiquettes de bagages, d’annonces immobilières, de listes de courses etc. « Comme je n’avais pas le temps de noter l’emploi du temps de ma fille qui est au collège, je l’ai pris en photos et je l’ai dans mon agenda » (B., coiffeuse, 50 ans, Paris) ou encore « Quand je reçois un mail sur un casting du type ‘ Appelle moi tout de suite’, comme je suis un peu timide j’envoie un petit texto avec une photo de moi et mes coordonnées. » (V., mannequin, 22 ans, Paris). L’appareil photographique des téléphones portables est donc utilisé au quotidien comme scanner ou photocopieuse dans la poche.

On observe également chez les adolescents, dans le cadre d’une fonction architecturante du mobile édifiant un espace connectée d’entraide scolaire entre pairs, des Twippic de photos de manuels scolaires ou de cours manqués ainsi que des captures d’écran de score de jeux mobiles.

On peut ainsi décrire une textualité mobile composée indifféremment dans une matière iconique ou scripturale. Ces nouvelles images mobiles faite d’images annotées, de textes photographiées ou de captures d’écran illustrent également comment cultures de l’écrit et de l’image convergent dans l’écran mobile. A travers ces images-textes, ces agencements de signes pointe également le caractère multimodale de l’expression soi digitale.

Cette dimension plurielle des matières de l’expression de soi dans des « images-textes » hybrides est au coeur d’une plateforme mobile développée au Japon et qui connait un succès certain sur les marchés d’Amérique du Sud ou en Espagne. Cette plateforme mobile Line intègre des fonctionnalités d’appel vocal, de tchat et de réseau social permettant de s’exprimer et d’interagir au moyen de la voix ou de l’image. Un grand choix de stickers – les emoji – confère aux conversations mobiles un caractère iconique rappelant certains dialogues par battle de smileys prisés par les adolescents sur le tchat MSN. Une vidéo humoristique imagine le futur d’une conversation en face à face basée sur ces emoji  typique de la communication iconisée mobile.

Le Soi digital comme « image de soi » ne relève plus seulement de la métaphore mais prend forme dans différents usages expressifs de la photographie, matière de l’expression mobile prisée notamment par les jeunes comme le résume cette brève étude associant cependant trop littéralement trace et identité numérique.

Converser par images (politique, nature et nourriture)

Les individus s’expriment aujourd’hui à travers les réseaux de communication par l’intermédiaire de contenus partagés dont des images-textes mobiles. Sur le site de réseau social le plus massif Facebook avec plus de 26 millions d’abonnés en France dont 17 millions depuis l’application mobile, ce sont 4 milliards de contenus en tout genre qui sont partagés suivant les chiffres de Mary Meeker. Les interactions entre mobinautes se pratiquent le plus souvent en partageant avec d’autres des contenus par différents procédés plus ou moins standards. Une étude de la CNIL/TNS de décembre 2012 évalue que 86% chez les 18-24 ans partagent photos ou vidéos sur Internet pour 58% pour l’ensemble des français et que 54% indiquent prendre des photos « d’abord dans le but de les publier sur les réseaux sociaux.» Ces pratiques de partage de contenus supposent une logique culturelle d’appropriabilité voire de manipulabilité avec les logiciels de traitement d’images ou les filtres de plus en plus nombreux dans les applications de photographies mobiles comme Instagram et ses 1,2 millions abonnées en France.

Ainsi, une conversation sur Facebook peut-elle prendre la forme d’une image prise depuis son mobile partagée sur un site de réseau social.  Le commentaire et les like vont ici notifier un partage du sensible comme dans ce commentaire suite à une photo mobile de campagne sous le givre matinal envoyé sur l’application Facebook : »Oh oui la campagne était belle ce matin. Je me suis fait la même réflexion. »

Le nombre de photographies de nourriture sous le tag #foodporn relève également de ce partage du sensible. Le mobile comme compagnon d’existence et compagnon de nos sens aménage sur ce réseau social mobile une table commune, le premier des espaces publics où se rassembler et s’accorder par la conversation.

Converser par image interposée pour dire quelque chose de soi et du monde est le procédé interactionnel le plus ordinaire sur le réseau social Facebook ou sur Twitter et ce à propos même de problématiques politiques que l’on pensaient jusqu’à présent sous la forme du débat argumenté.
Une enquête ethnographique menée en temps réel pendant la campagne présidentielle de 2012 nous a fait observer que » parler politique par image » et notamment par l’intermédiaire de photos mobiles était le mode de discussion politique le plus répandu en cette période afin d’éviter la dispute  et de dévoiler son choix de vote. Par souci « d’évitement civique » et pour ne pas lever le tabou du vote, les électeurs connectés faisaient parler les images. Ainsi, les jours de vote des photos prises et envoyées depuis un mobile de panneaux de circulation signalaient métaphoriquement « une interdiction de vote à droite. » De même, des coming out électoraux étaient visibles à travers les collections de photos de bulletins de vote postés sur  Instagram.

Instagram  peut être pratiqué comme le repositoire de collections de photos sur différents thèmes rejoignant, il nous semble, une quête d’unité typique du caractère narratif des identités digitales. Durant la campagne présidentielle, des IGers (nom donné aux utilisateurs d’Instagram) nous, par exemple, ont raconté « chasser le politique » mobile à la main à la recherche d’affiches détournées ou de posters de Street Art, ce qui constituait pour eux une autre façon de donner leur opinion à travers des photos mobiles.

Banalisation de la photographie et stylistique de l’existence avec le mobile comme médium de l’intériorité

A mesure que la photographie se banalise à travers un outil polyfonctionnel qui sert autant à connaître l’heure qu’à annoncer des nouvelles bonnes ou mauvaises, à mesure que les usages les plus variés allant de la photocopieuse à l’essai artistique se démultiplient, l’image devient une matière à expression personnelle créative qui donne forme à notre subjectivité. Le choix des photos de profils sur les réseaux sociaux mobiles, les spécialisations dans un genre singulier de photos comme ici les casques de scooters relèvent d’une mise en forme réfléchie et qui s’apparente au voeu de Foucault (2001 : 617) d’une « stylistique de l’existence. » Avec la photo mobile, la vie intérieure s’expose et l’on voit désormais avec et pour d’autres que soi-même. En images fixes ou animées, depuis un mobile et une tablette, autant d’évolutions de pratiques à suivre…à l’instar de ce « tweet of a Vine of an Instagram of a Tumblr post of a Facebook post of a tweet » plein d’humour

 

Bibliographie

Laurence Allard, Mythologie du portable, Le Cavalier Bleu ed. , 2010.

Michel Foucault, L’herméneutique du sujet, cours du Collège de France de 1981-1982, Seuil-Gallimard, coll. « Hautes Etudes », Paris,  2001.

Michel Foucault, « Subjectivité et vérité » in Dits et Ecrits 1976-1988, Gallimard, 2001.

Tia De Nora, « Quand la musique de fond entre en action », Terrain, numéro-37 – Musique et émotion, septembre 2001 : http://terrain.revues.org/1310

Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs, curieux: Paris-Venise, XVIe -XVIIIe siècles, Gallimard, 1987.

PS : Les jeunes praticiens numériques sont également des citoyens et leurs usages du mobile par l’intermédiaire de ces applications mobiles vidéographiques peuvent  être extimes mais également plus engagés vers la mobilisation comme c’est le cas avec des manifestations de lycéens instangramisées pour protester contre l’expulsion des enfant scolarisés.

 

[MAJ] La place connectée des femmes et des hommes debout. #OccupyGezi et les Smart Citizen

Depuis le 30 mai 2013, mobilisations et  répresssions enflamment la  Turquie, qui rappellent d’autres mouvements récents comme le Printemps Arabe, les Indignados ou Occupy Wall Street. Si certains évoquent une origine sociologique commune à savoir l’émergence de classes moyennes connectées exigeant de pouvoir exercer leur liberté d’opinion ou d’accomplir une alternative économique, les derniers mouvements sociaux dans le monde, dont les motifs sont aussi propres à chaque régime national, semblent d’abord se faire écho au plan de leurs répertoires d’action et de leurs usages transnationaux des technologies de communication.

Le media center sur la place

En se plaçant au plan des formes de mobilisation, le pattern commun, déjà évoqué dans plusieurs travaux, de ces mouvements est d’installer un campement sur une place publique symbolique d’une ville, d’un pays. Cette forme de vie du « campement » s’initie en Egypte en janvier 2011, en Espagne à partir du 15 mai 2011 puis à New York à partir du 17 septembre 2011. Ces deux mouvement européens et étatsuniens de campement font d’ailleurs explicitement écho à un « Tahrir moment. »
Au plan organisationnel, sur ces places publiques des grandes villes, on observe  une mise en place de hubs technologiques qui vont tenter de connecter en temps réel les places publiques de ces villes au monde par le biais d’internet depuis les mobiles et les ordinateurs avec toutes les problématiques de censure voire de black out des réseaux de communication.

 

Place Tahrir (Le Caire, Egypte)

Place del Puerta del Sol (Madrid, Espagne)

Place Taksim (Istanbul, Turquie)

Et avec toujours cette problématique de la connexion et du rechargement des terminaux que les tweets expriment ainsi :

Ces mobilisations sont ainsi à la fois locales et transnationales en se donnant comme scène d’actions collectives une place publique connectée aux réseaux de communication.

Politiques de la visibilité

L’un des enjeux politique pour tenir la place publique connectée est de pouvoir s’adresser aux publics transnationaux digitaux quand les médias locaux cherchent à invisibiliser les mouvements à travers des programmes de télévision totalement décalés comme le montre la sociologue Zeynet Tufekci  en comparant CNN et la chaine nationale proposant une émission de cuisine le soir des premières répressions policières sur la place Taskim.

 

L’adresse transnationale de ces mouvements, à travers des images filmées par les manifestants eux-mêmes avec leurs outils de communication comme le téléphone mobile,  est encore visible dans des répertoires d’action se répondant d’une place connectée à l’autre. Tandis que le drone journalism inventé par le mouvement OWS ou le reportage en lunettes Google Glass ouvrent d’autres champs de vision et inaugurent d’autres cadrages protestataires.Les derniers services de photographies animées proposées par Twitter sont également utilisés par les manifestants sur la place Taksim ou au parc Gezi.

 

A noter qu’en Turquie 37 millions de personnes soit 50% de la population utilisent Internet ;  7.2 millions ont un compte sur Twitter soit 10% de la population ; 32,775,240 des trucs sont sur Facebook soit 44% dont la moitié des 18-24 ans.

Générativité digitale des répertoires d’action

L’espace contre-public du hastag sur Twitter #occupygezi vient faire écho aux #ows et autres #occupyeverywhere qui ont fleuri à l’autonome 2011 et les tweets couvrent la carte du pays. Les pages sur Facebook des Occupy dans le monde relaient les informations sur la répression policière ou la vie qui s’était organisée sur le campement de la place Taksim. Les activistes du monde entier partagent sur leurs comptes les livestream des manifestants d’Istanbul.

Même les icônes de la protestation ont un air de ressemblance entre New York et Istanbul.

 

Le web est ainsi une base de données qui rend possible un essaimage des causes de protestations et leurs dramaturgies. Ce répertoire commun ne relève pas d’une viralité magique mais est à renvoyer à une intentionnalité politique de placer une mobilisation locale sur une échelle transnationale qui articule le on line et le off line.

A l’heure où nous écrivons ces lignes, la dernière action en date des habitants d’Istanbul est de se tenir debout immobile comme l’a imaginé Erdem Gunduz, chorégraphe stambouliote. Ce répertoire d’action née sur la place  Taksim est reprise en effet miroir devant les ambassades d’autres pays comme ici à Washington D.C  :

 

 

Ce répertoire des hommes et des femmes debout a été repris dans le mouvement de protestation au Brésil initié fin juin, venant remixer la database techno-politique des dernières mobilisations mondiales.

Twitter et le hastag #duranadam, Tumblr, Storify et autres sites de partage d’informations et de contenus relaient le nouveau combat des hommes et des femmes debout d’une place à l’autre dans le monde et dont les arrestations sont rendues visibles par les photos mobiles que les frontières n’arrêtent plus.

Les Smart Citizen en action

La place publique connectée à  internet par différents moyens et terminaux, constitue l’arène politique des mobilisations citoyennes de l’époque. Elle suppose un mouvement de politisation gezides lieux par la connexion.
A l’heure où la Smart City est prise en charge par les grandes entreprises des Big Data, des citoyens connectés, avec leurs outils de communication ordinaires et leurs usages innovants, inventent un nouveau cosmopolitisme entre universalisme et localisme.  Les Smart Citizen sont déjà en action.

 

MAJ : Une très instructive data-étude a été réalisée à partir des tweets #occupygezi permettant de visualiser la dissémination des images de l’occupation

MAJ : Le selfie protestataire. L’usage d’Internet et de la culture visuelle du web comme database de répertoires d’actions photographiques est également documentée dans la réappropriation du genre « selfie », genre en soi né de la photographie mobile, par les manifestation de mars 2014.

Révolutions arabes, Mouvement des Indignés, OWS : vers un nouvel horizon cosmopolitique ?

Ces réflexions documentées autour du Mouvement des Indignés et d’Occupy Wall Street se situent dans le prolongement des travaux publiés dans ce blog au sujet des Révolutions Arabes. Elles correspondent un premier état d’analyse de données collectées en temps réel des mobilisations en cours. Bonne lecture à vous et travaux à suivre.

Anthropologie du vote (I) : Téléphone mobile et créativité visuelle, le cas de la webapp PlaceOPeuple

Comment s’effectue la décision de voter pour tel ou tel candidat ? Comment s’accomplit l’engagement électoral ? Et comment les technologies d’expression, de communication et relationnelles se trouvent pratiquées en temps de campagne électorale par un public de militants et sympathisants ?

Ces questions sont immenses mais elles forment le cadre d’une anthropologie du vote qu’il est intéressant d’initier en temps de campagne électorale.

L’application PlaceOPeuple : « le premier média, c’est nous »

Nous voudrions contribuer à apporter quelques réponses en nous focalisant sur l’usage d’une webapp réalisée pour la campagne du Front de Gauche et de son candidat Jean-Luc Mélenchon, PlaceOPeuple. Comme l’explicitent les concepteurs de la WebApp, Les Appliculteurs, elle a été « codée en html5 pour être accessible sous une forme optimisée à tous les types de portables ». Sur cette application, en plus de l’actualité de la campagne, sont proposés de façon inédite des « défis » aux « révolunautes ». Des « révolunautes » qui se trouvent dotés d’un outil de mobilisation et d’information personnelle dans la mesure où, comme le proclame le slogan de l’application, « Le premier média, c’est nous. »

Lancée le 15 décembre 2011, ce sont plus d’une quinzaine de défis qui ont été initiés.Il s’agit à travers ces « défis » d’innover dans les répertoires de mobilisation en temps de campagnes.

Le dernier en date a été proposé le 2 février 2012 et il mérite attention pour tous ceux que les pratiques politiques vives interpellent.

Au moyen de l’application, les « révolunautes » sont invités à « participer à la grande galerie photo que nous sommes en train de composer avec les visages et les messages des citoyen-nes de ce pays. L’idée : se prendre en photo avec un panneau sur lequel est inscrit un message qui doit commencer par «Je vote pour…» et se terminer par «#placeaupeuple», notre signe de ralliement à la candidature du Front de Gauche. Soit créatif : invente le reste ! Pour participer, rendez-vous dans l’appli de campagne : il suffit de relever le défi «Je vote pour… Les messagers de la Révolution citoyenne», dans la partie «Agir» de l’application. Ou envoie-nous directement un mail à l’adresse : photos@placeaupeuple.mobi À toi de jouer ! » Il est ensuite possible de consulter cette galerie photo sur la page du candidat Jean-Luc Mélenchon sur Facebook.

Diaporamas, photos de famille, lolcat, détournements photoshop : les pratiques créatives des « révolunautes »

En plus des commentaires qu’il suscite, comme par exemple celui saluant la « créativité du peuple » et autres messages de soutien directs au candidat, l’album riche de plus de 250 photos environ a été partagé – à ce jour – près de 700 fois dans sa globalité, commenté par plus de 1 700 personnes mais certaines photos sont également l’occasion de commentaires et de nombreux partages.

Mais s’agit t’il de simples portraits photographiques de militants comme les consignes initiales du défi l’implicitaient ? Il n’est pas besoin d’être grand spécialiste de culture visuelle pour remarquer la grande diversité des propositions iconiques des militants, sympathisants et de leurs amis ou familles .
Plusieurs genres culturels s’y trouvent déclinés dont certains sont outillés par les technologies de création d’images comme les logiciels de retouche photographique. Certaines propositions reprennent, en effet, l’esthétique dite « photoshop » qui consiste à utiliser une photo préexistante ou prise pour l’occasion et d’y accoler un texte déclaratif sur les motifs de son vote. Les animaux familiers ou les intérieurs sont souvent convoqués et parfois mis en scène comme supports énonciatifs. Un photographie met en image une cuisine et des produits ménagers redécorés par des autocollants du Front de Gauche pour illustrer la nécessité de « faire un grand ménage ». Nicolas Sarkozy. Ou encore cette photo d’un chat pris dans sa corbeille dans laquelle a été placé un carton affichant « je vote pour écrire un nouveau chat-pitre de l’histoire. »

D’autres images sont créées par détournement de leur dénotation comme par exemple des grues de chantier ou de course de ski par l’ajout de phrases déclaratives « Je vote pour les ouvriers, je vote pour que l’on remonte la pente. »

Autre genre rencontré, la « photo de famille » où un groupe, couples ou bandes d’amis, se met en représentation pour afficher ses intentions de vote.
Les premiers modèles suggérés dans l’énoncé du défi de se représenter avec un pancarte, suivant le répertoire d’action de la manifestation, ont été assez peu répliqués et d’emblée les propositions sont allées dans le sens d’une interprétation personnelle des consignes.
Une interprétation personnelle qui suppose de recycler des genres et des pratiques éprouvées dans d’autres domaines.
C’est le cas des messages déclinant l’esthétique des diaporamas. Genre négligé – mis à part par les fokloristes du web qui minimisent par là même la portée sociale de leur confection et de leur circulation par le biais du réseau social des boites mails – ces diaporamas reconduisent les usages de la blague de bureau ou du genre discursif de la brève de comptoir. Or les diaporamas sont un support d’expression politique ordinaire où parfois se rencontre un humour déplacé à l’égard des femmes et des étrangers. Le contenu habituel du diaporama est ici réécrit dans une version militante avec ces exemples à la typographie typique privilégiant les anglaises  : « Je vote pour la résistance et la révolution citoyenne. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les créations infographiques sont assez peu représentées. C’est plutôt la logique de la reconversion et de la réappropriation d’usages photographiques connus en formes d’expression militante qui est ici de mise : diaporamas, photos de familles, photoshop, portraits d’animaux servent de support à l’énonciation d’une opinion et donc d’une adhésion militante à un candidat. Des photographies prises depuis le mobile sont également envoyées depuis leur contexte de prise de vue et de position, comme ces exemples montrant une salle de cours et un tableau d’amphithéâtre en décor de fond.

La grammaire du vote : des vraies luttes sociales à la cause générique de « l’humain d’abord. »

Dans ces créations imaginées par ceux qui se revendiquent « citoyens », ce sont autant de motifs du vote qui se trouvent énoncés. Et c’est pourquoi, ces messages forment un ensemble heuristique pour documenter et comprendre comment et pourquoi l’on vote pour tel ou tel candidat, comment se forge l’adhésion à une candidature car on ne nait pas militant on le devient.
Parmi les motifs proclamés sur dans cette galerie de portraits de militants s’exprimant au travers de leurs créations personnelles, on repère  la gamme des causes sociales au programme du Front de Gauche  : partage des richesses, égalité entre les hommes et les femmes, droits à la santé, à la retraite, à la culture ou la fin du nucléaire. L’autre grande grammaire des intentions de vote, illustrée ici dans ces formes d’expressions visuelles et textuelles, rejoint le slogan fédérateur du front de gauche : « L’humain d’abord. » Cette cause générique est déclinée sous plusieurs éléments constitutifs : la dignité de l’homme,  la fraternité, l’amour. A noter que ce sont souvent nos « compagnons d’espèce » (Donna Haraway), chiens ou chats, qui vont figurer sur ces messages génériques d’engagement. Une humanité au sens large se trouve ainsi représentée loin de l’esthétique LolCat à laquelle on serait tenté de réduire, dans un premier temps, la présence de tant d’animaux dans les propositions graphiques des « révolonautes. »


La topique du vote : lieux symboliques et décors quotidiens d’où l’on vote

Autre élément remarquable dans cet album, les lieux de prise de vue qui sont à prendre comme l’équivalent visuel de prises de positions.
Parmi les topiques du vote, on reconnait l’usine, l’école et l’université, la rue, le jardin et le pré, l’Assemblée Nationale et les terres de métissage ou encore son propre corps.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce qui est encore remarquable concerne les décors intérieurs, qui représentent la toile de fond majeure de ces portraits photographiques. Mais il s’agit d’une domesticité réinventée comme cadre idéal de l’amour entre personnes de même sexe ou campement d’un guerillero auquel s’identifier. Ou encore une domesticité symbolisant crûment les conditions de l’existence à l’image de cet intérieur de frigo vide. Ou enfin, une domesticité comme aire de ce qui n’est pas vraiment un jeu d’enfant, à savoir se loger dans une cabane.

 

 

 

A travers le choix d’un lieu symbolique – usine ou potager-, la mise en scène de son intérieur ou la transfiguration d’un objet du quotidien -télévision, balance, frigo – c’est une topique du vote qui se trouve documentée. Dans le cadre d’une anthropologie du vote, ce ne sont pas seulement les motifs de l’adhésion à un candidat, le « pourquoi l’on vote », qui est observable ici mais encore « d’où l’on vote ». A travers ces formes d’expression situées, c’est un espace politique qui se dessine avec ses lieux emblématiques et ses ilots d’utopie.

La participation politique à l’oeuvre

Ces créations qualifiées souvent de « modestes » par leurs auteurs participent des contenus générées par les utilisateurs d’internet et du mobile. Des contenus qui sont à prendre au sérieux comme des formes d’expression politique au sens où se trouvent énoncées causes d’engagement et topiques des luttes au travers d’une réinterprétations de différentes formes culturelles. Elles performent le « pouvoir-dire » à l’oeuvre sur les réseaux de communication informatisés de façon plus située que ne pourrait le proposer un dispositif participatif politique en ligne. Cette approche de l’engagement politique par le biais de l’expression numérique ordinaire avec les moyens du bord (avec « paint car je n’ai pas les moyens de me payer photoshop » comme le commente un « révolunaute ») et à l’endroit où l’on se trouve (« j’ai un petit faible pour l’aspirateur dans le coin » dit le commentaire d’un portrait « en Che » proposé par un jeune étudiant) rencontre le pragmatisme de la dernière campagne étatsunienne lors de laquelle les vidéos, leurs commentaires et leurs mashups avaient été le support de débats, de prises de position et d’attitude d’adhésions.

La conversation créative des militants

Quand on s’attache à l’espace des commentaires des photos qui s’établissent à plus d’une centaine parfois, on remarque ce que nous appelons la « conversation créative » – c’est à dire la façon dont sur les dispositifs web d’expression et de socialisation, les interactions se trouvent médiatisées par l’intermédiaire de « contenus » constitués en général de photos légendées ou d’articles de journaux ou de billets de blogs, bref de contenus réappropriés et rendus partageables.Dans le cadre de cette campagne, on peut observer une politisation de cette conversation créative soit à travers des agencements énonciatifs d’adhésion des utilisateurs de la webapp du Front de Gauche soit à travers les détournements de l’affiche de campagne qui ont déferlé sur les sites de réseaux sociaux suite à l’annonce de sa candidature par Nicolas Sarkozy.

Cette conversation créative que certains voudraient faire passer pour une viralité immanente des images et des mots sur le web est – on le voit avec les messages des militants du Front de Gauche – le fruit d’une réappropriation singulière de genres visuels et de pratiques expressives de composition et d’écriture. Une conversation dont les protagonistes ont parfois, depuis la participation au défi photographique, pris le visage de leur portrait en révolunaute devenu leur avatar.

Les « messagers de la Révolution » – comme l’énoncé du défi les désignent – ne propagent donc pas de mèmes – ces contenus soi-disants viraux – sans savoir d’où ils viendraient et ce qu’ils signifieraient.

Ils s’unissent dans le jeu proposé par cette application qui s’adresse à eux depuis l’outil numérique le plus personnel, leur téléphone portable.