Le téléphone mobile comme couteau suisse de la place Tahrir
Comme le rappelle Ramy Raoof dans cet article sur le rôle des télécommunications dans la révolution égyptienne, après le black-out du 27 janvier, internet et mobile ont été peu à peu réactivés. Beaucoup d’analystes mettent en avant la corrélation comme facteur accélérateur de la chute de Moubarak entre la forte proportion de jeunes dans le pays et leur fort taux d’équipement en technologies de communication dont essentiellement en téléphone portable, soit 30% de la population équipé à plus de 40% en mobile contre plus de 20% ayant accès à Internet. D’autres hypothèses mettent en avant combien c’est la décision de black-out des réseaux télécoms du 28 janvier 2011 prise par Moubarak qui a pu catalyser l’engagement de certains jeunes égyptiens aisés, comme cet ingénieur télécoms cité dans cet article du New York Times : “Frankly, I didn’t participate in Jan. 25 protests, but the Web sites’ blockade and communications blackout on Jan. 28 was one of the main reasons I, and many others,were pushed to the streets.” A noter également que l’Egypte fait partie des pays dont l’accès à Internet s’effectue d’abord par le mobile. Une récente étude a mesuré par exemple que dans ce pays, 70% des navigateurs étaient « mobile only », c’est à dire n’étaient jamais utilisés sur un ordinateur.
De fait, en plus du rôle crucial dans la diffusion transnationale en direct des images de la révolution égyptienne, de la chaîne Al Jazeera comme l’illustrent ces quelques données chiffrées, c’est également grâce au livestreaming par mobile qu’il était possible de suivre les grandes manifestations filmées en direct par les manifestants mêmes sur le site Bambuser notamment.
La force organisante de la téléphonie mobile a été également éprouvée lors des appels à manifestations et ce parfois en détournant certaines fonctionnalités et usages. Comme l’a rapporté ce jeune égyptien interrogé par la radio française France Inter le 04 janvier 2011, qui racontait comment entre deux coupures récurrentes des réseaux télécoms et de la désactivation de textos, il s’était aperçu en testant « comme ça » que des services comme celui de la messagerie instantanée des smartphones de la marque BlackBerry, connue sous le nom de « tchat BBM », fonctionnaient encore à sa grande surprise et qu’il l’avait utilisé pour donner des points de rassemblement.
Sur la place Tahrir, c’est une guérilla technologique adaptative qui a été menée notamment autour de ce hub improvisé rassemblant des cinéastes et informaticiens de profession.
Il a fallu aussi prosaïquement résoudre les problèmes de recharge de batterie et pour cela comme l’indique ce tweet, certains ont pensé à dérouter les lignes électriques des éclairages publics de la place.
On a beaucoup parlé de la place de Twitter comme espace contre-public d’information et de mobilisation internationale dans cette révolution, il a joué également via le service connexe de publication de photos prises par les mobiles, une fonction de diffusion d’images des manifestations mais aussi de la vie quotidienne pendant l’occupation de la principale scène d’action, comme cette photographie montrant une séquence de recharge de portable, le nerf de la guerre technologique.
Un autre usage inattendu du téléphone mobile dans ses fonctionnalités d’appareil photographique a surgi au moment des charges violentes contre les manifestants à dos de chameau et de l’infiltration par des policiers de la foule rassemblée le 2 février 2011. Les images de la chaîne Al Jazeera montraient l’arrestation de ces milices paramilitaires par des manifestants qui ont photographié avec leur mobile les cartes de police de ces agents. On peut retrouver ces dernières sur un set de photos postées sur Flicker ces cartes de police ainsi photographiées et collectées sur le site à la date du 2 février 2011.
Pendant ce temps là, la télévision française, tel ce reportage d’Envoyé Spécial du 3 février 2011, filmait les mobiles des manifestants et de leurs vidéos, comme nous l’avions vu faire pour la Tunisie et mentionné dans notre précédent article.
Et depuis, un nouveau genre webovisuel a même été consacré avec l’entrée en scène des « curateurs » (sic), c’est à dire d’agenceurs professionnels de playlists de vidéos ou de tweets révolutionnaires, tels que Storyful sur Youtube ou Andy Carvin sur Twitter. On peut également visionner une grande collection des vidéos de la révolution sur le site « Iam#25jan » réalisé après la chute de Moubarack.
Plus sérieusement, on a donc pu constater que du modem au satellite, du fax au twitter phone, de la traditionnelle distribution de tracts à la présence physique dans la rue malgré la répression, ce sont à la fois toutes les technologies anciennes et nouvelles mais aussi les répertoires d’action de l’émeute au cryptage des communications, qui sont entre les mains des égyptiens, dont l’action courageuse n’appartient qu’à eux-mêmes mais dont nous pouvons être, en tant que citoyens solidaires, les soutiens actifs en partageant avec eux arsenal d’action et histoire de l’émancipation. Et qui aura soutenu les manifestants jusqu’au départ de Hosni Moubarak le 11 février 2011.
Laurence Allard